Isabelle Monnin, Odette Froyard en trois façons, Gallimard, 11/01/2024, 1 vol. (266 p.), 20€
Odette Froyard en trois façons est le récit vibrant d’une petite-fille qui entreprend de sortir sa grand-mère paternelle de l’invisibilité. Alors qu’Odette Froyard est morte depuis 30 ans, une idée se glisse dans l’esprit de la petite-fille et autrice : “mettre en lumière une femme ordinaire ; une parmi les millions d’ordinaires de sa génération”.
Isabelle Monnin nous conte sa quête d’une ascendante qui a été toujours perçue comme une femme sans histoires. Oscillant entre “la plus tendre des compassions et un agacement anachronique” où se bousculent des interrogations telles que “pourquoi t’es-tu laissée amoindrir ? Qu’est-ce qui t’as empêchée ?”, l’autrice met en œuvre un dispositif pour exfiltrer Odette Froyard de l’indifférence qu’elle a constamment suscitée mais que, très probablement, elle a aussi encouragée en gardant résolument secret ce qui l’a fait pleinement exister lorsqu’elle avait entre 12 et 15 ans.
Le tendre acharnement avec lequel Isabelle Monnin s’efforce de raconter Odette Froyard combine sa mémoire et celle des autres qu’il a fallu faire surgir, les différentes archives matérielles et immatérielles consultées de même que le recours à la fiction pour “ouvrir un passage vers la vérité que le réel tente d’occulter”.
Odette Froyard sous le regard des autres : une femme de labeur soumise
Des investigations de la petite-fille d’Odette Froyard, il ressort que celles et ceux qui l’ont connue rencontrent invariablement des difficultés pour l’évoquer. Elle-même ne sait absolument rien de son existence avant sa propre entrée dans la lignée familiale. Toutefois, un aspect de la personnalité d’Odette Froyard tend à se dégager : sa relation aux autres relevait “plus de ce qu’elle faisait que de ce qu’elle disait”.
Tous et toutes s’accordent pour la percevoir comme “la pilote en chef de la maison” très attentive aux gens et aux choses mais en mettant une distance qui, d’emblée, réclamait de ne pas être franchie. Son pilotage domestique a consisté à combattre sans relâche le désordre “à coups de gestes taylorisés”. Sa petite-fille se souvient d’elle comme “d’un être de routines”, pétrie de l’idée qu’il fallait continûment “faire et être comme il faut”.
Sa maîtrise “presque autoritaire” de l’ordre domestique ne relevait bien sûr pas de son autorité mais de celle de Félicien Froyard – son mari – qui, sans que personne ne songe à le contester – décidait de tout. Le comportement d’Odette Froyard laissait à penser qu’elle acceptait d’être un personnage secondaire qui n’inspirait que des “mots soustractions” tels que “discrète, calme silencieuse”, ou encore, “pudique, retenue, invisible, empêchée”.
Aujourd’hui, il semble à sa petite-fille que derrière l’Odette Froyard “complément d’objet indirect d’un mari sujet principal”, se cachait une posture volontaire qui affleurait dans les “mots muets” qu’elle répétait, “à perte d’années : ni vu ni connu, cause toujours tu m’intéresses, oh ben y a rien à dire, motus et bouche cousue, allez allez on en parle plus”. Par-delà la surdité dont, comme les autres, elle avait fait preuve, une question s’impose désormais : “de quoi ne fallait-il pas parler, Odette Froyard ?”.
Odette Froyard en son for intérieur : ne surtout pas divulguer l’évidence d’avoir été un moment heureuse
La combinaison des archives et de la fiction suggère que la rencontre de Daniel Pinette, adolescent comme elle, a ouvert un court moment de respiration profonde et apaisée dans l’existence d’Odette Froyard. On retient aisément que cette rencontre a irradié sa vie dans l’orphelinat maçonnique parisien où elle a séjourné de 1926 à 1933 avec quatre de ses frères et sœurs, suite au décès prématuré de son père et à la dépression de sa mère.
Sublimé par l’imaginaire de “leur petit banc” du parc des Buttes Chaumont où, chaque fin d’après-midi, les deux jeunes gens se retrouvaient avant de regagner l’orphelinat, l’intense sentiment amoureux qui les a alors rapprochés a sûrement été la matrice protectrice d’un lourd secret – sa famille à lui était juive et la sienne franc-maçonne – dont ils savaient que, s’il était dévoilé, l’un et l’autre seraient en grand danger. Tut à jamais, ce secret est devenu l’aiguillon inflexible de l’existence d’Odette Froyard. Il a certainement été crucial “dans son entrée en clandestinité d’elle-même sans jamais être découverte”.
Ainsi, toujours présente aux siens mais avec une retenue impénétrable, Odette Froyard garda pour elle la douleur de la perte de Daniel qui n’a pas répondu à ses messages (mais, comment aurait-il pu lui écrire là où on l’avait déporté ?). Cette aptitude à ne pas dire la souffrance d’un amour stoppé dans son envol s’est très probablement nourrie de l’intériorisation de l’injonction au silence, imposée par ses ascendants : se taire sur la conduite indigne d’Eugène Froyard – son grand-père paternel – jugé puis condamné pour abandon de famille et mœurs dissolues.
Cependant, en élaborant le roman d’Odette Froyard, sa petite-fille peut entrevoir dans la présence sur toujours la réserve de sa grand-mère, le sentiment bouleversant, à jamais muré, d’avoir pu “être deux se regardant”. Elle se rend compte aussi que, paradoxalement, derrière la soumission et le renoncement que sa grand-mère a donnés à voir, il y avait sa liberté – que d’aucuns diront folie – d’avoir choisi de ne pas se sentir concernée par le monde réel.
Odette Froyard : une destinée singulière au sein d’une génération
Par-delà sa singularité, la manière distanciée et silencieuse d’être au monde qu’Odette Froyard a adopté sa vie durant s’inscrit dans une génération spécifique : celle dont l’adolescence s’est déroulée juste avant la Seconde Guerre mondiale et dont la vie adulte a démarré pendant celle-ci.
La petite-fille découvre que l’adolescence d’Odette Froyard, au tournant des décennies 1920 et 1930, a été directement marquée par deux menaces de plus en plus prégnantes : l’engagement franc-maçon de son père et la présence de juifs à l’orphelinat / refuge (dont Daniel) qui, d’ailleurs, seront bientôt exterminés. Emue et fière d’apprendre que sa grand-mère avait côtoyé et aimé “un futur héros de l’Histoire”, la petite-fille ne se demande pas moins comment celle-ci a fait pour réussir à garder imperturbablement le silence sur sa proximité avec la tragédie de la Shoah jusqu’à devenir “parfaitement absente au réel”.
Comme toutes les femmes de sa génération, Odette Froyard a commencé sa vie adulte dans une société de destructions et de manques considérables occasionnés par la guerre. Puis, comme elles, d’abord soulagée, Odette Froyard a profité de la “modernité consommatrice des Trente Glorieuses” qui lui facilitait “le pilotage en chef de la maison” dont elle s’est acquittée sans jamais se plaindre. Dans son cas, il se peut même que la profusion d’appareils ménagers et de matières plastiques soit venue consolider le mur qu’elle avait déjà édifié entre elle et les autres. Si sa manière, à la fois objectivement impliquée et subjectivement détachée, de remplir son rôle de femme au foyer dévouée intriguait souvent son entourage, personne ne s’est alors préoccupé de savoir ce que cachait Odette Froyard ; et pourtant…
Faisant interagir avec finesse trois façons – la mémoire, les archives et la fiction – pour approcher Odette Froyard l’invisible, Isabelle Monnin nous offre un récit d’une grande sensibilité où, notamment, s’articulent la présence soumise et la distance insondable de même que la singularité d’une existence individuelle et les régularités déterminantes d’une génération. Odette Froyard en trois façons explore avec justesse la trajectoire d’une femme fortement entravée par les codes de son époque qui, entre folie et liberté, s’est construit “un monde 2″, tout à la fois protecteur et enfermant.
Chroniqueuse : Éliane le Dantec
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