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Olivier Hanne, Histoire du djihad : des origines de l’islam à Daesh, Tallandier, 02/05/2024, 512 pages, 24,50 €.

Le spectre du "djihad" et la quête de son sens

L’omniprésence du terme “djihad” dans le discours médiatique et politique occidental est généralement synonyme d’inquiétude, de menace, de violence aveugle. Cette notion, pourtant multiséculaire et intrinsèquement liée aux textes de l’Islam, semble devenue l’apanage d’un fanatisme religieux radical, dont le dernier avatar s’incarne dans les exactions de groupes terroristes tels qu’Al-Qaïda et Daech. Est-ce à dire que le djihad justifierait nécessairement la violence et que l’islam, à travers le Coran et la Sunna (la tradition prophétique), est une religion belliqueuse par nature ? Ce sont ces amalgames simplistes qu’Olivier Hanne entreprend de déconstruire dans son Histoire du djihad : des origines de l’islam à Daech. S’inscrivant dans le champ historico-critique et s’appuyant sur une imposante bibliographie d’ouvrages et de sources, l’auteur se refuse à toute vision dogmatique ou manichéenne pour proposer un travail d’une grande rigueur et d’une ampleur exceptionnelle : c’est à travers l’analyse du concept de djihad au long de quatorze siècles qu’il en discerne les mutations en lien avec le contexte historique, géopolitique, culturel et linguistique de chaque époque.

L’avant-Islam : le germe de la violence religieuse

Dès les premières pages, Olivier Hanne nous invite à quitter l’espace souvent essentialisant du monde musulman contemporain pour replacer l’avènement du djihad dans un contexte civilisationnel plus large, mettant ainsi à jour ses racines multiséculaires. Au sein de toutes les sociétés du Moyen-Orient ancien – aussi bien polythéistes que monothéistes –, la guerre apparaît comme un fait indissociable de la réalité politique et des croyances religieuses. La légitimité du fait guerrier est justifiée par la défense d’un royaume ou de son expansion, ainsi qu’il est clairement illustré par les textes de l’Ancien Testament (Livre de Josué, Livre des Rois…) qui font de l’ennemi du peuple élu l’ennemi de Dieu lui-même : “L’ennemi du peuple hébreu est aussi un ennemi de Dieu” (Deutéronome, 7, 1-2). Cette sainte brutalité irrigue aussi la mentalité des Grecs qui, lors des guerres Médiques, justifient leur combat par un discours idéologique tout aussi messianique : au moment de vaincre la flotte perse à Salamine, les rameurs athéniens se jettent dans la bataille afin de libérer “les sanctuaires de vos dieux éternels et les tombeaux de vos aïeux” (Eschyle, Les Perses).
Ce lien indéfectible entre la guerre et la religion s’est en outre nourri de justifications politiques plus séculières. À Rome, si le concept de “guerre juste” se débat, il est souvent vidé de son sens premier en faveur d’une glorification de la puissance romaine et de sa victoire : “la guerre est juste parce qu’elle est victorieuse, et la victoire vient de l’élection divine“, affirmaient les lettrés romains. Finalement, dans l’histoire de la religion chrétienne elle-même se révèlent les contradictions inhérentes au message d’amour et de pardon professé par Jésus ; l’acceptation du martyre comme modèle d’accomplissement spirituel ouvre une brèche à travers laquelle la violence peut se légitimer.

Le terreau tribal et l’esprit de la razzia

Olivier Hanne rappelle qu’avant l’émergence de l’Islam, la péninsule Arabique où naît le prophète Mohammed est un vaste espace peuplé de tribus nomades ou sédentaires, reliées par des codes tribaux et un système d’allégeances souvent fragiles. Le modèle du chef guerrier s’impose au nom d’une “virilité” (murūwwa) qui glorifie le courage au combat, le respect du clan, la patience dans l’épreuve et la vengeance sans toutefois valoriser la violence gratuite. Le “brigandage sous forme de raid” (ghazawāt) est un complément essentiel à la survie dans le désert, mais ne relève pas de la violence aveugle : “Une partie des razzias semble n’avoir été qu’une forme de sport, de concurrence codifiée entre groupes voisins pour le contrôle des puits et des espaces de pâturage” écrit l’historien, précisant que “l’affrontement relevait aussi d’une ostentation des valeurs du groupe et des vertus chevaleresques de la personne.” La mort violente est généralement évitée grâce à un code d’honneur complexe, au système d’amān qui garantit protection contre tributaire et à la loi du talion qui vise à canaliser les cycles de vengeance sans fin.

Du Coran au Califat : naissance d’une doctrine guerrière

S’appuyant sur un large corpus de recherche et de sources philologiques, Olivier Hanne propose d’étudier le Coran lui-même afin d’en discerner la compréhension du fait de guerre dans la complexité de ses articulations lexicales et discursives. Une analyse statistique des contenus violents ou guerriers du Livre révèle un taux peu significatif (2,1 % du corpus textuel) comparé au Nouveau Testament (2,8 %) et à l’Ancien Testament (5,3 %). La question n’est donc pas quantitative mais réside plutôt dans les ambiguïtés du texte coranique et la multiplicité des lectures qu’il autorise. Si le mot arabe jihād – qui signifie “l’effort vers un but déterminé” et dont la racine n’est en aucun cas martiale – apparaît 35 fois dans le Coran, il ne revêt le sens de combat physique pour la foi qu’à deux occurrences, dont la portée et l’interprétation ont suscité de nombreuses controverses.
Olivier Hanne détaille minutieusement le champ sémantique coranique autour de la violence armée, et les nombreuses références explicites – “Que combattent dans le sentier de Dieu ceux qui troquent la vie présente contre la dernière” (S. 4, 74-76) ; “Combattent dans le sentier de Dieu” – parallèlement aux versets promouvant le pacifisme : “pas de contrainte en religion » (S. 2, 256). S’il n’y a pas un « art coranique de la guerre”, le Livre propose une lecture contextualisée et nuancée du fait de guerre dans laquelle le croyant doit s’engager de toute sa personne (personnellement et financièrement) pour rétablir l’ordre juste dans un monde qui verra la victoire de Dieu le Jour du jugement Dernier.
La figure du Prophète, considéré comme “beau modèle” au sein du monde musulman, a fortement orienté la perception de la guerre dans l’histoire de l’islam, tant à travers son exemplarité que par la légitimation divine qu’il offre aux violences entreprises en son nom.
Se basant principalement sur l’analyse de la Sīra – la biographie officielle du Prophète –, Olivier Hanne s’attache à contextualiser la vie de Mohammed, en distinguant ses années mecquoises – consacrées à la prédication et aux efforts de conversion – de ses années médinoises, où le chef religieux s’imposera comme une figure d’autorité aussi bien temporelle que spirituelle. Il retrace ainsi les heurts et malheurs du premier djihad et met en lumière le lent glissement opéré entre un respect des coutumes ancestrales (arbitrage tribal, vendetta…) et l’acceptation du “combat sur le sentier de Dieu”, aussi violent que les conditions l’imposent. Si la biographie est évidemment traversée de relectures et manipulations opportunistes opérées par les hadiths qui nourrissent la tradition musulmane, on y discerne une stratégie politique cohérente : l’exigence de survie après l’Hégire (émigration forcée vers Médine), les alliances tribales, le conflit avec les Mecquois et la consolidation d’une communauté musulmane – la Umma – autour d’une cité transformée en théocratie où l’obéissance aux injonctions du Prophète est le garant du salut.

Aux mains des califes, la construction d'un "droit du djihad"

C’est dans le contexte instable et fébrile de la construction de l’empire arabo-musulman – marqué par l’essor rapide du Califat puis par les conflits de succession (fitna) – que va progressivement se forger la doctrine juridique du djihad, sous l’impulsion des premiers califes, des juristes, des théologiens, et grâce à la légitimation offerte par une nouvelle interprétation des sources fondatrices : le Coran et la Sunna.
C’est au début du IXe siècle, sous le califat d’Harun al-Rachid (786-809), que se formalise l’élaboration de ce droit, réuni en recueils et organisé autour des avis des plus éminents juristes islamiques – les faqihs –, en lien direct avec les besoins concrets de l’armée et des pouvoirs politiques ; on cherche alors à légitimer une véritable fiscalité de guerre (appui sur le “quint”, aumône obligatoire…), à organiser des modes de gouvernance sur des populations conquises par le sabre, et surtout à contrer la propagande anti-islamique – notamment chrétienne – et les divisions internes, tout en favorisant une expansion sans limite des territoires musulmans contre les empires voisins – la “demeure de la guerre” (dār al-ḥarb).
Ce droit du djihad, jamais totalement unifié et dont le fondement légal repose sur des agencements et interprétations des sources scripturaires – au moins autant que sur la lettre du Coran – fixera toutefois un cadre idéologique et juridique pour l’exercice du combat armé au nom de la foi ; une véritable guerre sacrée – le “djihad dans le sentier de Dieu” – est née, incarnation de l’ordre et de la puissance divine dont le Calife devient le légitime garant sur la Terre.

Du djihad au djihadisme : le glissement vers une idéologie meurtrière

L’auteur détaille longuement l’histoire complexe des sociétés musulmanes entre le IXe et le XXe siècle. Olivier Hanne y observe un processus paradoxal : l’extension foudroyante du monde musulman et son triomphe sur les anciens empires voisins (byzantin et sassanide) conduiront peu à peu à l’essoufflement de sa dynamique guerrière, à l’effritement de ses structures impériales et à la multiplication des “djihads locaux” qui deviendront des instruments de légitimation aux mains des sultans et des émirs ambitieux. Ce sont alors des considérations essentiellement politiques – lutte contre les factions rivales, conflits dynastiques internes, affaiblissement du pouvoir central – plutôt que religieuses qui sous-tendront l’emploi de la violence, conduisant finalement à une sécularisation de fait du djihad.
Au XIXe siècle, la situation est dramatiquement modifiée par l’ingérence des puissances européennes ; la colonisation consomme le déclin des structures traditionnelles et ébranle la foi de nombreuses populations désormais confrontées à de nouvelles idéologies (nationalisme, panarabisme, marxisme…). Face au triomphe de la modernité occidentale (modèle de l’État, industrialisation, sciences…), et devant la lassitude du monde musulman divisé et affaibli, l’enjeu des intellectuels est alors de “réislamiser la modernité” – pour reprendre l’expression d’Augustin Jomier –, de “redéfinir l’identité de la umma”, et de “relancer le djihad” qui semblait oublié.

 

Un tournant géopolitique : 1979 et les racines d’une ultra violence mondialisée

Pour Olivier Hanne, la simplification opérée dans le monde occidental – qui voit dans l’islam la source unique du djihad – est à rejeter dès lors qu’on prend la peine de sortir d’une analyse uniquement centrée sur les textes du Coran et de la Sunna, et de resituer ce concept complexe dans une fresque historique beaucoup plus vaste. C’est en remontant aux origines mêmes de la notion de « religion » qu’il convient de l’interroger avec finesse, loin de toute approche philosophique anachronique ou d’instrumentalisations politiques opportunistes. Il rappelle ainsi les nombreuses définitions du “combat sacré” à travers les civilisations anciennes et tout au long du Moyen Âge : en Occident aussi, les guerres menées au nom de la foi ont été fréquentes et brutales, qu’elles soient chrétiennes ou catholiques, sans qu’on en fasse aujourd’hui le souvenir vivant et traumatique véhiculé par le terme “djihad”.
Si l’islamisme – cette reformulation contemporaine de l’islam pour répondre aux défis de l’époque, qui s’appuie sur une réappropriation du lexique traditionnel (califat, shari’a, djihad…) – peut dégénérer en djihadisme, c’est-à-dire en idéologie meurtrière, c’est en fonction de terreaux sociopolitiques, culturels et économiques précis, précisément analysés par Olivier Hanne.
La radicalisation religieuse est en effet un processus lent et complexe, multifactoriel, qui s’articule autour de réalités géopolitiques (dominations, guerres, ingérences étrangères, humiliations…) et de déchirures internes aux sociétés musulmanes (perte de légitimité du pouvoir, frustrations, inégalités…).
Si les individus ne s’engagent pas dans la violence armée uniquement parce qu’ils lisent Sayyid Qutb ou Abu Musaab al-Suri, ceux-ci ne furent pourtant pas étrangers à l’émergence d’un imaginaire héroïque et morbide – enraciné dans les mentalités traditionnelles et amplifié par la communication de masse – qui justifie la violence au nom de la foi, qui régénère la solidarité et réveille l’espoir du salut, un véritable  écosystème de rupture avec la société contemporaine décrédibilisée aux yeux de ces nouveaux chefs.

Le poids des mots, le poids de l’histoire

Histoire du djihad : des origines de l’islam à Daech est une contribution essentielle à la compréhension du phénomène terroriste au XXe siècle dans sa globalité. Au-delà du simple recouvrement d’un corpus impressionnant de données historiques et de sources académiques, c’est par son effort d’objectivation et de contextualisation que l’ouvrage d’Olivier Hanne nous interpelle, ouvrant de nombreuses pistes de réflexion indispensables pour saisir la complexité du monde contemporain.
Le djihad, dans sa transformation contemporaine en “djihadisme”, témoigne du poids terrible des mots et des représentations historiques : révélateur des frustrations, des peurs et des ambitions de l’homme en société, outil d’encadrement du fait guerrier mais aussi de son instrumentalisation politique, le djihad est finalement une illustration du rapport complexe et toujours ambivalent que l’homme entretient avec la violence, qu’elle soit au nom de Dieu ou au nom de l’histoire.

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