Amélie Chelly, Paris, le 13 novembre 2045, Éditions du Cerf, 02/10/2025, 272 pages, 21,90 €
À travers les yeux d’Iris, femme blessée et esthète égarée, Amélie M. Chelly nous fait traverser les jours précédant un attentat annoncé. D’un Paris sous surveillance à une Pologne en guerre, d’un manoir hanté à une boutique d’antiquités habitée, le récit évolue comme un tableau impressionniste. Mais derrière les délicates descriptions, les dialogues mordants et les monologues mélancoliques, se cachent des questions abyssales : qu’avons-nous fait de notre vivre-ensemble ? Que vaut la mémoire quand tout s’achète, se vend, s’oublie ?
Sociologue du fait religieux, spécialiste reconnue de l’Iran contemporain et des mouvances islamistes, Amélie M. Chelly a construit une œuvre rigoureuse aux Éditions du Cerf, où ses essais (Iran, autopsie du chiisme politique, Dictionnaire des islamismes) font autorité. Son exploration des logiques de la radicalité s’est toujours accompagnée d’une immersion sur des terrains complexes, nourrissant des ouvrages comme En attendant le Paradis qui dévoile la dimension humaine derrière les constructions idéologiques ou encore Le Coran de sang, un projet fou qui a contribué à la légende noire de Saddam Hussein. Avec Paris, 13 novembre 2045, elle opère une fascinante convergence de ses champs d’expertise. Ce roman est la mise en fiction de sa pensée analytique, une transposition littéraire où la connaissance intime des fractures géopolitiques, des technologies de surveillance et des mécanismes de la terreur devient la matière première d’une fresque romanesque vertigineuse, à la croisée de la dystopie politique et du drame intime.
Le présent, cette mosaïque de spectres
Le roman s’ancre dans le quotidien d’un groupe de six amis parisiens, microcosme faussement harmonieux qui agit comme la chambre d’écho des angoisses de son temps. On songe à la tentative de Georges Pérec d’épuiser un lieu, ici celui d’une amitié minée par les non-dits dans un Paris futuriste, en 2045. Ce monde est déjà façonné par les séquelles de notre présent : les “bulles communautaires numériques” ont achevé de fragmenter le lien social, tandis que le traumatisme collectif des attentats de 2015 continue de sourdre sous la surface d’une normalité précaire. Au centre de cette constellation se trouve Iris Trandafir, jeune femme fortunée, esthète passionnée du XIXe siècle, dont la “mélancolie profonde” et l’histoire familiale tragique font d’elle le sismographe émotionnel du récit. Son obsession pour la beauté, qu’elle met en scène dans les soirées fastueuses de sa demeure normande, La Bigarrure, est un rempart fragile contre la brutalité du monde.
Amélie M. Chelly déploie autour d’elle une prose d’une grande finesse stylistique, où l’art du détail sert une double fonction. Les descriptions de meubles anciens, de tenues d’époque ou de compositions florales sont autant de pauses poétiques que de clés symboliques. Elles révèlent un monde où des objets du passé, porteurs d’une mémoire inquiétante, fissurent le réel et introduisent une atmosphère de hantise, suggérant que les fantômes, personnels ou collectifs, demandent réparation. Ces intrusions de l’étrange, qui relèvent presque du registre fantastique, préparent le lecteur à une idée centrale : la mémoire n’est pas un simple souvenir, mais une force agissante.
La polyphonie du chaos
C’est le projet littéraire de Diane, l’écrivaine du groupe, qui fait office de catalyseur : en annonçant son intention d’écrire un roman fondé sur un secret, elle provoque une onde de choc qui force chaque personnage à une introspection douloureuse. Le récit, jusqu’alors centré sur une atmosphère de mélancolie feutrée, s’accélère et se fragmente. Amélie M. Chelly orchestre alors une fascinante polyphonie narrative où s’entrelacent, avec une maîtrise remarquable, plusieurs strates de réalité. L’intrigue bascule dans un thriller géopolitique d’une précision quasi documentaire, rappelant le réalisme politique d’un Boualem Sansal, où se dessine la menace du HIT, un groupe islamiste turc qui prospère sur les ruines des conflits syriens oubliés et étend son influence en Europe via le trafic de captagon et l’infiltration de certaines communautés.
Cette menace extérieure entre en résonance directe avec l’implosion intime du groupe d’amis. Leurs secrets personnels, longtemps tus, éclatent au grand jour, révélant la fragilité de leurs existences. L’écrivaine orchestre avec subtilité ce moment où l’intime rejoint le collectif et où l’amitié se fissure sous le poids de la mémoire. La structure du roman épouse ce chaos, alternant entre l’enquête de Vincent sur les réseaux terroristes et la décomposition des liens amicaux. Vincent, justement, incarne le fil rouge mémoriel qui relie tous ces fragments. Survivant du Bataclan, il est la conscience historique du récit. Trente ans après, le spectre d’un nouvel attentat réactive son traumatisme et le pousse à abandonner sa posture de “spectateur” pour devenir un acteur de l’enquête. À travers son parcours, Amélie M. Chelly tisse le lien indissociable entre le trauma individuel et la mémoire collective, suggérant que les blessures du passé, loin de se refermer, conditionnent notre perception du présent et notre capacité à anticiper l’avenir.
Une écriture de la rémanence
La singularité de Paris, 13 novembre 2045 tient dans sa capacité à faire de la mémoire non pas un thème, mais la structure même du récit. À l’instar des sociétés post-traumatiques analysées par un certain courant de la sociologie contemporaine, l’univers du roman est saturé de rémanences. La menace de 2045 est explicitement présentée comme un écho du drame de 2015, une répétition macabre que les personnages vivent avec la prescience d’un cauchemar familier. Cette construction cyclique est soutenue par une écriture d’une grande richesse. La syntaxe, ample et complexe, se module selon les personnages : elle épouse le lyrisme funèbre des monologues intérieurs d’Iris, se fait incisive et mordante dans les dialogues de Diane, et adopte une froideur quasi clinique pour décrire les technologies de surveillance qui quadrillent ce futur si proche. On pense parfois à l’aliénation décrite par Houellebecq, mais Amélie M. Chelly y injecte une chaleur humaine et une empathie qui tiennent à la solidité, malgré tout, des liens qui unissent ses personnages.
Le roman nous offre une force narrative poignante aux éléments qui demeurent hors-champ. Des non-dits pesants, des fragments énigmatiques laissés en suspens, et ce dialogue impossible avec les fantômes du passé incarnent l’absence et le deuil. Ce texte ouvre sur l’abîme de ce qui aurait pu être, prolongeant l’écho du traumatisme et laissant le lecteur avec une tenace impression de mystère.
Paris, 13 novembre 2045 est une architecture mémorielle. Le roman ne propose aucune réponse facile aux questions qu’il soulève : la résurgence de la violence, l’instrumentalisation de la foi, la fragilité du vivre-ensemble. Il nous contraint à habiter cet espace inconfortable, celui d’une histoire qui peine à se clore, celui d’une société qui, en croyant avoir tourné la page, a simplement permis au palimpseste de laisser transparaître les écritures les plus sombres. C’est une œuvre qui, par sa profondeur et sa finesse, nous rappelle que la grande littérature ne juge pas : elle veille. Et elle nous invite à veiller avec elle.

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