La question du paysage revêt une importance particulière dans les arts plastiques et visuels. L’historienne du cinéma Pietsie Feenstra l’aborde de façon particulièrement originale dans ce livre en la croisant avec celle de la mémoire, dans une approche stimulante et novatrice, qui tient compte des avancées récentes de la recherche théorique en histoire. Sa réflexion questionne la place des études de la culture visuelle dans le tableau européen, avant de s’interroger sur la manière dont on peut écrire l’histoire dans ce contexte spécifique, à travers l’analyse de l’esthétique de cette culture et un questionnement sur l’impact de l’ouverture récente des frontières dans l’espace Schengen sur celle-ci. Son travail s’origine dans la micro-histoire définie par Carlo Ginzburg, et le concept de base selon lequel la trace constitue un indice par lequel nous appréhendons le passé. L’enquête de Pietsie Feenstra repose sur deux notions, définies avec une grande clarté : la photo-mémoire et les paysages de mémoire. La première « cristallise des images qui nous ont formés et informés », films, photos, cartes postales. « C’est une mémoire visuelle sur le passé et le présent, en apportant une « impression » d’histoire. La définition des paysages de la mémoire les considère comme la « localité de l’objet étudié », qui implique la rencontre des concepts sémiotiques d’indice et de trace. Il faut y ajouter une troisième notion, celle de « l’expérience de l’Histoire » envisagée par Huizinga. L’historienne ne distingue plus les sources subjectives des sources objectives, plus attentive à des méthodes permettant d’accorder aux documents étudiés le statut d’archive, car la notion de photo-mémoire nécessite une intégration à une réflexion plus vaste. La notion de paysages de la mémoire, en relation étroite avec la précédente, représente la localité de l’objet étudié et implique une trace physique, la culture et l’histoire laissant une empreinte « dans leur façon de représenter le paysage ».
Articulé en quatre parties : « Culture visuelle et Micro-Histoire », qui s’enracine dans l’histoire du paysage en tant que concept artistique, « Une Micro-Histoire : le village comme paysage de la mémoire », qui interroge le village dans un contexte néerlandais, « Une nation en Europe : les paysages, traces et indices d’une photo mémoire », problématise l’idée de Nation et l’écriture de l’Histoire, et « Le transnationalisme en Europe, le corps-témoin comme mémoire d’un paysage dévasté, déraciné » s’attache à l’importance du lieu dans l’écriture de l’histoire, invite à une réflexion stimulante, mais questionne aussi profondément notre rapport personnel à celle-ci et à la mémoire, en nous permettant de théoriser nos intuitions.
La première partie pose le contexte scientifique en revenant sur les recherches de Carlo Ginzburg et Giusy Pisano, par la méthode indiciaire de l’Histoire de l’Art et les Études cinématographiques, ainsi que Georges Didi-Huberman Pierre Nora, Johan Huizinga, Beatriz Sarlo ou Frank Ankersmit, qui ont révolutionné l’étude de l’Histoire. Leurs approches, qui présentent parfois de sensibles nuances, s’avèrent compatibles, et offrent à Pietsie Feenstra un outil de réflexion pour l’analyse des photographies et des films, tout en lui permettant de développer une méthode plus personnelle de recherche, et de constater que l’Histoire qui constitue l’objet de son corpus est « marquée par une forte subjectivité ». Les analyses très percutantes de Ton Lemaire, un chercheur néerlandais inédit en France, et celles de l’Indien Homi Bhabha, auquel elle reprend le concept d’interstice, qu’elle relie à celui de lieu de culture, en faisant du paysage un interstice de l’histoire, confèrent à ce livre son originalité. Elle interroge l’évolution du paysage en tant que genre pictural, montrant comment s’imbriquent de façon indissociable la nature et la culture, à partir de cette histoire : terme récent, le paysage correspond à une ouverture de l’espace, et à de nouvelles façons de penser qui ont surgi au XVe siècle. Cinq étapes marquent cette évolution : une cartographie de l’espace qui installe le regard religieux au 1er plan, une installation du genre à partir de critères réalistes, une mise en évidence romantique de l’isolement, une réconciliation avec la nature par les impressionnistes peignant « in situ », et enfin un déracinement qui objective la nature. L’historienne reprend certains concepts de Lemaire pour les appliquer à son sujet.
Dans la deuxième partie du livre elle explore le concept de village et son lien avec la micro-histoire, à partir d’un exemple emprunté aux Pays Bas, celui du polder, dans sa lutte contre la mer, permet de cartographier un pays, illustrant la façon dont ce dernier peut devenir « paysage de la mémoire », dont les traces révèlent aussi l’histoire de la culture. Son étude se fonde sur des archives, mais aussi, à partir de l’intérêt manifesté pour le paysage au cours des années 2000, avec l’ouverture des frontières de l’Europe, sur deux textes, « Jorwerd », un livre de Geert Mak et « Amsterdam, Global Village », documentaire de Johan van der Keuken. Les premières séquences de ce film, et les traces d’histoire récente qui y apparaissent, perçues comme une « frontière-mémorielle », renvoient à la particularité d’une ville plus marquée par la parole et le souvenir personnel, que par les lieux de mémoire. L’esprit de tolérance de la ville s’ancre dans un fondement culturel. Son nom (dam = digue) renvoie à la construction du paysage, un barrage sur le fleuve Amstel à l’origine de sa naissance. La rencontre avec d’autres cultures a influencé l’esprit de la cité. Mais les traces de la barbarie nazie, comme la maison d’Anne Frank créent une rupture avec cet idéal, contraste qui traverse le film de Van der Keuken, axé sur les témoignages humains de personnes d’ethnies variées. Selon Pietsie Feenstra, « global village crée ainsi un paysage de la mémoire des micro-histoires du monde. » Cette ville icône part des souvenirs de barbarie de ces habitants pour construire un tableau de tolérance. Le titre du livre de Geert Mak, Comment « Dieu a disparu de Jorwerd », se réfère au paysage, dont le lien avec la religion, moins évident, ne se comprend qu’en regard des théories de Lemaire. L’analyse de la couverture des éditions néerlandaise et française montre une différence : des traces religieuses subsistent sur la première, renvoyant à une évidence la détention par l’Eglise d’une grande partie du territoire néerlandais. Le second chapitre s’intéresse à plusieurs villages, et, par l’analyse de documents photographiques, tente de faire émerger la signification plus générale de la relation entre ces images et l’Histoire. Il se focalise sur la question de la micro-histoire dont le paysage constitue un interstice. Le village revêt trois acceptions différentes, dans le documentaire étudié, celle d’un « concept de la nation dans le monde » dans le livre, celle d’une « micro-histoire d’une région du pays » et dans l’album de photographies, celle d’un « souvenir du passé ».
Cette recherche, qui s’appuie sur des témoignages et concerne la période allant des années 1970 à 1990, témoigne, par-delà la micro-histoire, du morcellement de l’Europe, et renvoie à une pensée mosaïque qui traverse cette dernière, et que confirment les analyses suivantes : l’exemple du cinéma espagnol et sa mémoire historique à travers le regard de l’enfant, et celui de l’ex-Yougoslavie. L’Espagne, pétrie de spécificités régionales, présente aussi des micro-histoires au sein de la nation, qui incitent à préciser le concept de « cinéma national ». L’auteur constate que la réflexion sur le cinéma européen invite à de nouvelles approches, en lien avec la question du paysage, devenu encore une fois « processus de localité » dans le processus actuel de mondialisation. Elle analyse ensuite la question de la transmission de la mémoire en Espagne et montre comment le cinéma la présentifie par le biais de la fiction, (dans le sens de Rancière, pour qui fiction signifie d’abord non pas feindre mais forger, la fiction étant la mise en œuvre de moyens d’art pour construire un « système » d’actions représentées, de formes assemblées, de signes qui se répondent) qui lui permet de créer une photo-mémoire : il forge sa propre mémoire en modelant le présent comme le passé, par l’usage d’une écriture spécifique. Il met l’accent sur la figure de l’enfant, témoin silencieux dans le paysage, selon quatre modes, celui du corps, celui du paradis perdu, celui de l’exil, « le paysage de la perte » et enfin, celui du spectral. Un genre s’impose de manière récurrente, que Pietsie Feenstra définit comme « un écho cinéma », un terme proposé par Sylvie Lindeperg : il s’agit d’un écho quand l’écriture de l’Histoire « se réalise à partir du présent », et quand le temps est perçu comme durée. Ces films, revenant sur la période qui s’étale de la guerre civile à la fin du franquisme, représentent la rupture opérée dans l’Histoire par la figure du fantôme-témoin, disparu mais toujours présent, suscitant ainsi une réaction sur le passé. Les analyses du livre s’attachent aux images « qui font surgir un souvenir par des corps-icônes présents dans la mémoire cinématographique espagnole », avant de traiter la question de la génération à partir de 2000 en Espagne, pour conclure sur « la fonction de la fiction comme photo-mémoire ». Les paysages de la mémoire hébergent des fantômes errants, qui réclament un lieu officiel commémorant leur mort. Une autre thématique, celle des enfants disparus, trouve dans le cinéma un moyen de créer, par le corps de l’enfant mort, une photo-mémoire de sa vie.
Un dernier exemple, celui de l’ex-Yougoslavie, conclut l’exemplification des concepts énoncés dans le livre. « La vie secrète des paroles », d’Isabel Coixet, évoque la disparition d’un pays par l’entremise d’un paysage maritime, avec une plate-forme pétrolière, érigé en lieu de mémoire. La Yougoslavie, après la guerre des Balkans, s’est trouvée fractionnée en 7 états, où persistait la mémoire des massacres et des génocides. Isabel Coixet est aussi l’auteur d’un documentaire sur la question des femmes pendant la guerre, et les débats qu’elle a suscités aux Nations Unies. L’impact de la violence se ressent à travers les témoignages des victimes. La question du viol, considéré aujourd’hui comme crime de guerre, s’inscrit au centre de ce film, pour se décliner ensuite dans la fiction « La vie secrète des paroles », dont le livre de Pietsie Feenstra étudie la stratégie des témoignages. Celui du film s’avère transnational, car le paysage de la mémoire se situe en dehors de tout territoire, au large de Belfast. Les choix esthétiques (un style publicitaire en particulier ou l’usage de la voix off) opérés par la réalisatrice créent un langage universel, dans le but de cibler un large public, et de montrer comment ce témoignage renvoie à un « problème transnational qui dépasse les Balkans ». Le corps d’Hana, indice de la violence subie, permet de relier le passé au présent, alors que la référence à la guerre n’intervient qu’à la fin. Le spectateur innocent, confronté au témoignage, se trouve alors pris à témoin. Le film se mobilise contre l’oubli, en créant une photo-mémoire par la fiction, l’imaginaire s’avérant très efficace pour questionner les thèmes difficiles. « Le déracinement par le paysage devient une mémoire de la perte », alors que les témoignages offrent une visibilité à la violence subie. L’objectif du film consiste à donner une image du trauma, en rendant publique une violation de l’intime. La cécité du personnage masculin, allégorie de l’invisible, exprime la difficulté que nous ressentons à voir la violence. Les noms d’Hanna et Josef inscrivent cette guerre dans l’histoire de la barbarie humaine, avec la Shoah, tout en se référant aux récits bibliques, lui conférant une profonde universalité. La parole, qui s’exprime dans l’espace déraciné de la plate-forme pétrolière, renvoie à la disparition d’un pays.
À la fin de cette étude, riche et complexe, qui réunit de façon pertinente des exemples en apparence très éloignés, Pietsie Feenstra propose une méthode originale d’analyse de la culture visuelle, qui conjugue paysage, parole et mémoire. Ce texte, qui s’inscrit dans les avancées les plus contemporaines de l’histoire et des études cinématographiques, incite à réfléchir sur la construction européenne et son passé récent, mais interroge aussi sur l’avenir de l’Europe, dont « l’horizon est à l’épreuve et les frontières sont restées des interstices…des nouvelles mutations culturelles et politiques. » Il offre au lecteur un espace de réflexion particulièrement riche et stimulant par sa complexité.
Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm
Feenstra, Pietsie, »La photo-mémoire des paysages-témoins en Europe : Pays-Bas, Espagne, ex-Yougoslavie », Presses universitaires du Septentrion, « Arts du spectacle. Images et sons », 22/10/2020, 1 vol. (178 p.), 23€
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