Pierre Manenti, Les barons du gaullisme, Passés composés, 17/01/2024, 368 pages, 23,00 €.
L’histoire du gaullisme, c’est bien sûr l’histoire du général de Gaulle, mais c’est aussi l’histoire de ceux qui l’ont accompagné, de ceux que Jean Daniel a appelés pour la première fois en 1963 dans France Observateur : « Les barons du gaullisme ». Leur histoire commence à Paris, 217 boulevard Saint-Germain. Cet hôtel particulier – l’hôtel de Varengeville – a été la propriété de différentes personnalités : maréchal de Villars, comtesse de Rupelmonde, comte de Guerchy, Charles-Daniel de Talleyrand-Périgord (le père du célèbre Talleyrand)… Le neurologue Charcot y a eu son domicile, la banque de l’Algérie y a tenu ses bureaux… C’est en 1946 que l’hôtel de Varengeville sous l’impulsion du général de Gaulle devint le siège de la Maison de l’Amérique latine. C’est donc ici même que Pierre Manenti situe le lieu géométrique des rencontres gaullistes, « le cercle de réunion de ses plus puissantes personnalités » lieu des « déjeuners des barons », ces fameux déjeuners du mercredi, organisés pour la première fois en 1955 par Olivier Guichard, où se fomentaient mauvais coups, répartition des rôles et tractations politiques. Des personnages présents à ces agapes, l’auteur a choisi de dresser une biographie fouillée de 6 barons fondateurs, de 3 barons oubliés ainsi que de 3 Premiers ministres, donc barons de fait.
Pierre Manenti est un historien qui s’est fait de la Ve République une spécialité, il est l’auteur d’une histoire du gaullisme social et d’une biographie de référence d’ »Albin Chalendon, le dernier baron du gaullisme ». Normalien, directeur adjoint de la ministre des Collectivités territoriales et de la Ruralité, passé par l’Assemblée nationale et le Sénat, Pierre Manenti vient de publier aux éditions Passés Composés, Les barons du gaullisme.
Le club des six
Gaston Palewski (1901-1984) est chronologiquement le « Premier baron du gaullisme » selon la formule de son biographe Jacques Bernot. Pierre Manenti l’appelle « le doyen » Cet homme solide à la fidélité à toute épreuve a été le premier directeur des Affaires politiques de la France Libre en 1940, et directeur de cabinet du général de 1942 à 1946. La lecture de son parcours révèle une vie incroyable. La rencontre de Palewski avec le colonel de Gaulle le 5 décembre 1934 est fondatrice et notre auteur révèle une vie exceptionnelle jusqu’à la présidence du Conseil constitutionnel.
Michel Debré (1912-1996), que pierre Manenti appelle « l’architecte », est désigné comme l’homme de la constance et de la fidélité. Bras droit du général, il est le penseur de la constitution de la Ve République. « Michou la colère » comme l’appelait le Canard enchaîné (en référence à son journal le Courrier de la colère) est resté fidèle au général malgré son désaccord sur l’Algérie (cause de sa démission de Premier ministre en 1962). Après la disparition de de Gaulle, il est resté fidèle à celui-ci, il est demeuré le gardien de l’orthodoxie gaulliste. Une vie vertigineuse.
Jacques Chaban-Delmas (1915-2000), appelé « le fauve » par Pierre Manenti, est journaliste avant-guerre. Son chemin va de la Résistance, où le jeune Jacques Delmas prend le nom de guerre de Chaban, plus jeune général de France depuis l’Empire, à la Libération de Paris, dont il fut un des principaux acteurs. Puis de sa vie politique qui le voit élu maire de Bordeaux, élu député, nommé plusieurs fois ministre sous la IVe, Chaban passe par le sport où au milieu de tout cela, il devient international de rugby. Puis longtemps président de l’Assemblée nationale. Enfin, après l’élection de Georges Pompidou, il est nommé Premier ministre avant de se présenter à la Présidence de la République, où trahi par Jacques Chirac il est battu par Valéry Giscard d’Estaing. Bien que redevenu président de l’Assemblée nationale en 1986, ses idées pro-européennes l’ont tenu éloigné d’un retour à l’exécutif. Comme on le voit, une vie remplie, marquée comme celles des autres barons par une fidélité sans faille au général.
Roger Frey (1913-1997) est lui appelé « l’énigmatique » par Pierre Manenti car, en effet il tient une place particulière parmi les barons. Sa discrétion, son sens du mystère, son aptitude aux négociations délicates en ont fait un redoutable ministre de l’Intérieur et des services d’ordre « barbouzards » en particulier lors de la lutte contre l’OAS ou lors de l’Affaire Ben Barka. Son parcours va de la France Libre en 1940 jusqu’à la Présidence du Conseil constitutionnel sous Giscard. Il est l’un des hommes de l’ombre du gaullisme.
Jacques Foccart (1913-1997) est appelé « l’insondable » par Pierre Manenti. Si Roger Frey était le maître de la police et du renseignement, Jacques Foccart, lui, voit son nom associé « à la face sombre et aux basses œuvres du régime« . En effet son nom est cité à propos de coups tordus, « assassinats, extorsions, vols » que notre auteur détaille le long de sa carrière. Une légende que l’intéressé entretient savamment. De telle façon qu’il est difficile de séparer le vrai du faux. Organisateur de la stratégie française en Afrique, il est le principal artisan du système que l’on appelle encore « la Françafrique« .
Inspirateur du SAC (Service d’Action Civique) service musclé de maintien de l’ordre créé pendant la guerre d’Algérie, il semblerait qu’il en ait été le véritable patron – avec René Tiné – bien qu’il indiquât n’en être que « membre honoraire« . Il est aussi le parrain de l’équipe des quatre gardes du corps du Général de Gaulle qui n’ont pas manqué de travail avec la vingtaine d’attentats contre lui, heureusement tous déjoués ou ratés.
Personnage sulfureux entouré de mystère, sa participation à la création puis à l’animation de l’Institut Charles-de-Gaulle en 1971 témoigne ainsi de cette relation émotionnelle et même passionnelle au gaullisme, qui en fait à la fois un baron mais aussi un mémorialiste.
Olivier Guichard (1920-2004) est appelé « le cadet » par notre auteur, c’est le plus jeune et probablement le moins connu des barons du gaullisme. Il est le descendant d’un authentique baron d’Empire et fils du directeur de cabinet de l’amiral Darlan, ce qui ne rend pas évidente sa présence dans « le club des six».
Directeur de Cabinet du général de 1951 à 1967, Guichard est l’un des grands artisans du retour au pouvoir de celui-ci. Peu aimé d’Yvonne de Gaulle (« tante Yvonne »), qui ne voulait pas au gouvernement de divorcés ou d’adultères. On voit que les temps ont bien changé. Il n’obtient donc son premier maroquin ministériel qu’en 1967 et fut surtout ministre sous Pompidou et Giscard s’érigeant en gardien de l’orthodoxie gaulliste jusqu’à ce que Chirac le pousse vers la sortie. Sa carrière se résume d’une manière synoptique par :
Élu député de la Loire-Atlantique en mars 1967, il est successivement ministre de l’Industrie (1967-1968), du Plan et de l’Aménagement du territoire (1968-1969) de l’Éducation nationale (1969-1972) de l’Aménagement du territoire (1972-1974) et ministre d’État Garde des Sceaux (76-77). Il est aussi maire de La Baule (1971-1995), président du Conseil régional des Pays-de-Loire (1976), conseiller d’État (1978).
Les barons oubliés du RPF
Jacques Soustelle (1912-1990), appelé « le soutier du gaullisme » par Pierre Manenti est le premier de ces barons oubliés. Intellectuel brillant (major au concours d’entrée à l’École normale supérieure à 17 ans, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, grand spécialiste des civilisations et langues mayas, nahuatl et otomi…) il est, comme beaucoup de membres de l’intelligentsia, de gauche et pacifiste pendant l’entre-deux-guerres.
Contre les accords de Munich de 1938, contre l’armistice du 22 juin 1940, il rejoint immédiatement le Général à Londres où ses qualités intellectuelles en font un « couteau suisse » pour de Gaulle. Après guerre il est « l’architecte, le penseur et le premier secrétaire général du RPF de 1947 à 1951 » puis président du groupe parlementaire à l’assemblée nationale de 1951 à 1952. Sa conduite est alors celle d’un baron. Il le serait resté si son opposition à la politique du Général sur la question algérienne ne l’avait amené à rejoindre l’OAS et donc à rompre avec de Gaulle. Sa trahison le voit donc exclu de la baronnie gaulliste.
André Diethelm (1896-1954) appelé le téméraire par Pierre Manenti est le deuxième baron oublié du gaullisme. Son ascension a commencé à Londres en 1941 avec le Général et voit son apogée en 1947-1952 à la présidence des congrès du RPF, puis du groupe parlementaire au Conseil de la République, puis à celui de l’Assemblée nationale. Il fait figure de baron effacé de la postérité car son décès en 1954 l’empêche de connaître l’entièreté de l’aventure gaulliste. De plus son implication dans l’affaire des piastres l’a marginalisé dans la mémoire du gaullisme. Enfin son intérêt pour les questions budgétaires l’a enfermé « dans le costume du technicien quand les barons tiennent davantage du tacticien ».
Louis Terrenoire (1908-1992) est qualifié par notre auteur, de voix de gauche du gaullisme. Son métier de journaliste lui permet de connaître Georges Bidault. Lorsque celui-ci prend la tête du Conseil national de la résistance en 1943, Terrenoire en est nommé secrétaire Général. Cela lui vaut d’être arrêté par la Gestapo, torturé et déporté à Dachau. Libéré par les Alliés, il est élu député de l’Orne en novembre 1945 et s’inscrit dans le sillage politique du général de Gaulle. Il devient secrétaire général du parti gaulliste de 1952 à 1954 soit entre Jacques Soustelle et Jacques Foccart. Après un passage à vide, il revient aux affaires et sa « tendance conciliatrice » entre les différentes sensibilités du gaullisme de l’époque en fait de nouveau un excellent secrétaire général du parti de mai 1959 à février 1960 alors que les désaccords entre le Général et Michel Debré sur la question algérienne secouent le navire. Cette période 1959-1962 est l’âge d’or de Terrenoire.
Son opposition à Pompidou puis à Chirac explique sa marginalisation. Si Soustelle a été effacé de la mémoire du gaullisme par ses positions en faveur de l’Algérie française, si Diethelm l’a été en raison de « l’affaire des piastres », Terrenoire a vu son image pâlir en raison de son compagnonnage avec l’aile minoritaire des gaullistes de gauche.
Premiers ministres et barons
Si deux Premiers ministres (Chaban-Delmas et Debré) font partie de la première liste des barons, notre auteur en ajoute trois autres. Il est vrai que cette fonction prestigieuse permet à son « détenteur d’organiser les réseaux des partis de la majorité » et « leur place dans l’écosystème gaulliste les rend indispensables à l’exercice du pouvoir« .
C’est la raison pour laquelle George Pompidou (1911-1974), appelé « l’Auvergnat » par pierre Manenti est le premier à être cité.
Après de (très) brillantes études, il se consacre à l’enseignement à partir de l’année 1935. Mobilisé en 40, il est démobilisé après la défaite et revient donner ses cours au lycée Henri IV. C’est par le biais d’un ami gaulliste (René Bouillet et lui sont anciens collègues de l’École Normale Supérieure) qu’il rentre au cabinet du Général. A partir de là son ascension est irrésistible. Pendant la traversée du désert du Général et du parti gaulliste, il passe par la banque Rothschild de 1954 jusqu’en 1958.
Miné par une maladie tenue secrète, il décède en 1974.
Il n’aura jamais été un baron tout en étant un de leurs compagnons les plus fidèles : figure centrale du RPF, sans en avoir été membre, maître d’œuvre du retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, tout en le quittant en 1959. Premier ministre surprenant en 1962, conforté en 1966 et 1967, mais chassé en 1968, président conciliant à compter de 1969 et en même temps enfermé dans la gestion permanente de la fronde de ses féaux, Pompidou n’a eu de cesse de se prévenir des coups et des menaces des barons.
Maurice Couve de Murville (1907-1999) est appelé « le diplomate » par Pierre Manenti. Ses qualités d’expert des finances et de diplomate, sa fidélité inflexible au Général en font un baron alors que ses débuts de carrière ne le prédisaient pas vraiment. Issu de la bourgeoisie protestante, son éducation, ses études extrêmement brillantes, son mariage avec la fille d’un inspecteur des finances, propriétaire de la Banque de l’Union Parisienne et petite-nièce du banquier Gustave Mirabaud en font un tenant de ce que l’on a appelé la Haute Banque. Chargé de mission puis directeur adjoint de l’ancêtre de la Direction du Trésor en 1937, il est membre de la délégation française auprès de la commission allemande d’armistice. Il doit négocier les frais d’occupation ainsi que les relations économiques avec l’occupant. Cela ne lui a pas valu que des amis au sein de la Résistance où certains l’ont désigné comme traître et d’autres, au contraire, ont conclu comme l’historien américain Geoffrey Adams :
Dans les discussions prolongées sur tous les sujets, Couve de Murville a utilisé la patience, la courtoisie formelle, les tactiques dilatoires et insisté sur le fait qu’il devait référer de tous les points majeurs de désaccords à des supérieurs afin de gagner du temps face aux Allemands et de maintenir les intérêts de long terme de la France.
Après l’accession de Laval au pouvoir à Vichy, il parvient en mars 1943, grâce à son passeport diplomatique, à gagner l’Afrique du Nord, ce qui a fait dire à de Gaulle : « Couve a franchi les Pyrénées en sleeping ». La fusion des mouvements de résistance des généraux Giraud et de Gaulle conduit l’inspecteur des finances Couve de Murville à être nommé commissaire aux Finances en juin 1943. Ses qualités de diplomate le désignent naturellement comme ambassadeur aux Nations Unies, à l’OTAN, aux États-Unis et en RFA.
À son retour au pouvoir en 1958, le Général souhaite qu’il soit fait appel à Couve « un grand ambassadeur » pour le poste de ministre des Affaires étrangères. L’accueil de la famille gaulliste est assez frais, mais qu’importe, le Général juge qu’il « a le don » et pendant la décennie qu’il passe au Quai d’Orsay, il mène avec calme et brio la diplomatie française au point que le Général, dans ses mémoires, tresse ses lauriers :
Couve de Murville a le don. Au milieu des problèmes qui se mêlent et des arguments qui s’enchevêtrent, il distingue aussitôt l’essentiel de l’accessoire. Si bien qu’il est clair et précis dans des matières que les calculs rendent à l’envi obscures et confuses.
Ses relations avec Debré et Pompidou ne sont pas très bonnes Mais qu’importe, seules ses relations avec le général comptent et après le départ de Pompidou en 1968, le général le nomme Premier ministre. Le référendum perdu de 1969 suivi du départ du Général de Gaulle signe son déclin. Il se rallie bien à Pompidou en 1969, mais « le nouveau président de la République le remercie simplement et sobrement de ses services« .
Pierre Messmer (1916-2007) est qualifié par notre auteur de « Héros de Bir Hakeim« . Il est vrai que notre dernier baron est entré dans cette « noble confrérie » par la voie des armes. Après de solides études (École des Colonies, Langues Orientales, doctorat en droit), il refuse la défaite, rejoint le général de Gaulle dès juillet 1940 et s’engage aussitôt dans la 13e demi-brigade de la Légion étrangère. S’ensuit un parcours militaire qui lui vaut d’être fait compagnon de la Libération pour ses faits d’armes. Il est de tous les combats. C’est un « soutier de la gloire » selon Frédéric Turpin. Fait prisonnier par le Viet Minh en août 1945, il parvient à s’échapper en novembre. Il est reçu en décembre par de Gaulle et intègre le cabinet de Jacques Soustelle dès le 1er janvier 1946. Le voilà donc au début d’une carrière de haut fonctionnaire en tant que gouverneur en Mauritanie, Côte d’Ivoire ou Cameroun. En 1958 il est nommé Haut-commissaire pour l’Afrique équatoriale française, ce qui constitue l’apogée de sa carrière dans l’administration coloniale. En février 1960, Foccart souffle son nom au Général pour le ministère des armées. Il va y passer 9 ans et en sera le grand modernisateur en renouvelant totalement son matériel : avions de chasse, chars, navires, sous-marins nucléaires… À la chute du Général en 1969, il est écarté par Chaban, puis réintégré en 1971 en tant que ministre d’État chargé des Départements et Territoires d’Outre-mer et à la chute de Jacques Chaban-Delmas, il est nommé Premier ministre en 1972. Le décès de Pompidou en 1974 mettra fin à son gouvernement.
Héros de l’épopée de la France Libre et haut fonctionnaire de l’administration coloniale, Messmer entre donc en gaullisme sur le tard. De fait, les barons le considèrent d’abord comme un technicien des affaires militaires et un personnage ombrageux, souvent en conflit avec Foccart. Sa prise en main de Présence et action du gaullisme en 1969 change la donne et accroît le poids politique du "Louvois du général de Gaulle". C’est un adversaire de Chaban-Delmas puis le soldat de plomb de Pompidou…
Reste-t-il en 2024 des barons du gaullisme ? Jacques Trorial a maintenant 92 ans. Il est le dernier survivant, au moment de la rédaction du livre de Pierre Manenti, de ceux qui ont été ministre dans un gouvernement du Général. Même s’il lui arrive de s’emporter contre l’usage inapproprié que font les candidats d’extrême droite de la mémoire du Général de Gaulle, le livre de Pierre Manenti nous montre qu’il est le dernier témoin d’une époque maintenant bien révolue.
Chroniqueur : Dominique Verron
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