Julie Cayeux, Tu refusais de l’appeler Ogre, Atelier de l’Agneau, 18/03/2024, 88 pages, 18,00 €.
Dans Tu refusais de l’appeler Ogre, Julie Cayeux livre un récit poignant et déchirant sur les violences conjugales, tissé d’une prose poétique et percutante. À travers l’histoire de Lisa, l’auteure explore avec une rare sensibilité les méandres de l’emprise et du traumatisme, tout en offrant une lueur d’espoir. Ce roman coup de poing, aussi brutal que lyrique, est un cri du cœur nécessaire qui brise le silence et invite à la réflexion sur un sujet encore trop souvent tabou.
Une plongée vertigineuse dans les abysses de l'intime
Julie Cayeux nous entraîne dès les premières pages dans l’univers intérieur tumultueux de Lisa, son personnage principal. L’auteure déploie une écriture sensorielle et viscérale qui ne laisse aucun répit au lecteur. Les phrases, tantôt hachées, tantôt fluviales, épousent les mouvements de l’âme tourmentée de Lisa: “Lisa n’aime pas la nuit. Dans l’obscurité, ses oreilles bourdonnent comme des mouches. Souvent elles grincent si fort qu’elle doit fourrer ses ongles à l’intérieur pour éteindre le bruit.”
Cette immersion dans la psyché de Lisa est renforcée par la présence énigmatique d’un “escargot psychique”, compagnon imaginaire qui accompagne l’héroïne tout au long de son parcours. Cette figure onirique, à mi-chemin entre l’ami imaginaire et la voix intérieure, apporte une dimension surréaliste au récit, rappelant par moments l’univers de Haruki Murakami.
L’enfance de Lisa est dépeinte avec une justesse bouleversante. Cayeux excelle dans l’art de restituer le regard enfantin sur un monde d’adultes parfois incompréhensible et menaçant. Les scènes familiales, empreintes de tendresse mais aussi de tensions latentes, sont d’une authenticité saisissante : “Le père dit qu’avec un poème, on peut entendre la mélopée d’un grain de sable, colmater les fissures, se dessiner des lunes au fond des yeux.”
La descente aux enfers : l'ogre et ses ombres
L’arrivée de l’homme que Lisa surnommera plus tard “Ogre” marque un basculement dans le récit. Julie Cayeux excelle dans la description insidieuse de l’emprise qui se met en place. Avec une finesse psychologique remarquable, elle montre comment l’amour peut se muer en cauchemar, comment les manipulations et les violences s’installent progressivement, presque imperceptiblement.
Le style de l’auteure se fait alors plus brutal, plus cru, à l’image de la réalité qu’elle décrit. Les phrases claquent comme des gifles : “Ogre a continué à creuser son trou en elle, à salir ce bonheur auquel elle s’accrochait.” La métaphore de l’ogre, omniprésente, prend toute sa dimension symbolique, évoquant à la fois les contes de notre enfance et leur part d’ombre terrifiante.
La grossesse de Lisa et la naissance de l’enfant ajoutent une couche supplémentaire de complexité et d’angoisse au récit. Julie Cayeux aborde avec une grande sensibilité la culpabilité et la peur qui habitent une mère prise au piège de la violence conjugale : “Elle a promis à l’enfant une enfance heureuse que personne ne pourrait piétiner. Elle lui a promis de graver dans ses yeux tous ses petits miracles : ses gouttes de lait qui perlent sur le triple menton, son premier mot et les balbutiements.”
Résurgences et reconstruction : le long chemin vers la lumière
La partie la plus éprouvante du roman est sans doute celle qui décrit “la nuit du pire”, point culminant de la violence subie par Lisa. Julie Cayeux parvient à décrire l’indicible sans jamais tomber dans le voyeurisme ou la complaisance. Son écriture se fait clinique, presque détachée, comme pour traduire la dissociation vécue par la victime : “La nuit du pire, Lisa n’est plus qu’une mite qu’il cherche à écraser.“
Le récit de l’après, du parcours judiciaire et de la lente reconstruction de Lisa, est tout aussi poignant. L’auteure dénonce avec force les failles d’un système qui peine encore à protéger les victimes de violences conjugales. Les passages consacrés aux procédures judiciaires sont d’une précision glaçante, révélant une connaissance intime du sujet.
Mais Tu refusais de l’appeler Ogre n’est pas qu’un récit de souffrance. C’est aussi, et surtout, une histoire de résilience et d’espoir. Julie Cayeux insuffle à son héroïne une force vitale extraordinaire, qui transparaît dans une écriture de plus en plus lumineuse au fil des pages : “Lisa a promis à l’enfant une vie paisible. Ogre n’avait pas réussi à les dévorer, il fallait se sentir chanceux et profiter.”
Le style de l’auteure évolue subtilement tout au long du roman, passant d’une prose heurtée et chaotique à une écriture plus fluide, plus apaisée, à l’image du cheminement intérieur de Lisa. Les métaphores florales et naturelles se multiplient, suggérant une renaissance : “Entre ses orteils, par le nombril et dans ses yeux, de l’oxalide et quelques fraises sauvages. Le lierre a pris possession de son corps et sans qu’elle s’en aperçoive, il a tout transformé.”
Une voix puissante et nécessaire
Tu refusais de l’appeler Ogre s’impose comme un roman d’une puissance rare, alliant une grâce poétique à la brutalité du propos. Julie Cayeux y affirme une voix singulière, rappelant par moments la prose incandescente de Virginie Despentes ou la poésie crue de Chloé Delaume.
Au-delà de sa qualité littéraire, ce roman est un acte politique qui brise le silence entourant les violences conjugales. L’auteure offre une réflexion profonde sur la résilience, décrivant avec justesse le parcours de Lisa, de victime à survivante.
Ce livre s’impose comme une lecture essentielle, tant pour sa valeur littéraire que pour sa portée sociétale. Il nous rappelle le pouvoir des mots pour dire l’indicible et, peut-être, pour changer le monde. Comme l’écrit si justement Julie Cayeux : “Les histoires tristes ont un rôle à jouer, c’est pour cela qu’il faut les raconter.”
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