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Cécile Schouler, Comme une lanterne sur les ruines, Les éditions du Panseur, 10/04/2025, 192 pages, 18€

Cécile Schouler, Comme une lanterne sur les ruines

Il y a dans Comme une lanterne sur les ruines une tension rare, celle d’un cri qui ne veut pas déranger, d’une douleur qu’on désamorce par pudeur. Le texte de Cécile Schouler suit le fil narratif d’une adolescente qui, sans l’avoir voulu, s’arrime à un garçon en perdition. Mais ce récit ne se contente pas de raconter : il fait apparaître, par touches, ce que l’on tait. Un roman où le silence parle plus fort que les gestes.

Ombre vivante

L’entrée dans ce livre ne se fait pas par une déflagration, mais par un souffle retenu. Celui d’une narratrice sans nom qui, pour ne pas se dissoudre dans un monde trop vaste, se récite une formule intime, un mantra de survie : « Si je compte jusqu’à trois et que mon ombre est toujours sur le sol, c’est que je suis vivante… » C’est par ce rituel minuscule, cette tentative de « rapetisser le monde », qu’elle nous est révélée. Elle est ce corps adolescent qui flotte en marge, cette conscience aiguë qui observe les coutures du réel sans jamais parvenir à enfiler le vêtement. Et puis, un jour, il y a lui, Sébastien. Non pas un personnage, mais une brisure dans le paysage, une silhouette qui « manque le bord du trottoir » et qui, par cette seule maladresse, renverse l’ordonnancement fragile de son univers. On voit alors comment, à partir de cet instant, le silence devient un langage et l’obsession, une boussole. Il ne s’agit pas ici d’une romance, et le sentiment est immédiat, mais de la reconnaissance tellurique de deux solitudes qui, sans se le dire, parlent la même langue muette. Lui, c’est le bruit, les éclats, la fureur rentrée ; elle, c’est l’écho, la surface qui tremble, le regard qui recueille les débris. Ensemble, ils ne vont pas se parler, mais s’écouter exister, guettant dans l’absence de mots la seule vérité qui tienne encore debout.

Lire pour ne pas tomber

Ce qui lie ces deux enfants perdus, au-delà de la rue et du froid, c’est la lecture. Mais il faut comprendre que le livre, ici, est une matière charnelle, un territoire commun où les corps, trop honteux ou trop blessés, peuvent enfin se toucher. Le volume de Prévert qu’ils se partagent, tout corné, devient le réceptacle de leur pacte. C’est dans les phrases qu’ils soulignent à l’ongle, dans les marges où Sébastien grave sa propre détresse — « On crève aussi de bruit. Celui de tous les mots qu’ils laissent tomber par terre. Tous ces bouts de vie qu’ils égrènent et qui coulent comme du plomb dans mes oreilles. » —, que leur histoire s’écrit véritablement. C’est un dialogue infra-verbal, une communion par le texte interposé, où deviner le passage préféré de l’autre équivaut à la plus intime des confidences. Cécile Schouler tisse ce motif avec une délicatesse qui nous empêche de voir la littérature comme une simple échappatoire : elle est une structure d’accueil, un squelette pour des vies qui menacent de s’effondrer. Elle est l’endroit où une voix, même abîmée, même étrangère, peut se substituer à la sienne propre pour dire l’indicible. Les mots lus deviennent un corps de substitution, un abri poreux où se blottir lorsque les nuits de parking et les corps des clients lacèrent l’enveloppe du réel. L’écriture n’est plus un artifice ; elle est un organe.

Ce que la nuit ne parvient pas à éteindre

L’approche des thématiques les plus dures — l’addiction, la prostitution, la violence subie — se fait non par le prisme du sensationnalisme, mais à travers la subjectivité pudique d’une adolescente qui refuse l’évidence. Elle ne nomme pas, elle devine. Elle ne juge pas, elle accompagne. En cela, le roman propose une éthique de la représentation qui refuse de réduire l’autre à son stigmate. Sébastien n’est jamais seulement « le toxico » ou « le prostitué ». Il reste celui qui a « l’élégance », celui dont la nuque émeut, celui dont les mains, même tremblantes, cherchent à réparer un livre. La lanterne du titre, c’est ce regard qui, obstinément, éclaire la beauté nichée au creux de l’isolement. On y reconnaîtra une forme de résistance politique, une manière de s’opposer à ce que le philosophe Fernand Deligny nommait les « pédagogies de la honte », celles qui assignent l’individu à sa faute et le figent dans une identité de coupable. Au contraire, la narratrice cherche à préserver ce que la société veut effacer : non pas l’innocence, qui n’est plus qu’un « oubli », mais la dignité têtue de celui qui continue à chercher une lumière.

Ce livre, par sa construction même, devient un manuel de survie : comment rester debout quand tout s’écroule ? Peut-être en continuant de lire à l’autre des poèmes, en partageant des cigarettes ou en se promettant une mer qu’on n’atteindra jamais. Peut-être, simplement, en tenant la lanterne allumée, pour que la nuit de l’autre soit un peu moins noire. Et que la sienne, par la même occasion, puisse enfin commencer.

Image de Chroniqueur : Raphaël Graaf

Chroniqueur : Raphaël Graaf

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