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Écœurement ! Ignominie ! Combien de qualificatifs se sont ainsi exprimés pour dénoncer la mort de ces milliers de migrants sur les plages de Méditerranée depuis une bonne dizaine d’années ? Depuis que le pape François, ébranlé par la tragédie de Lampedusa, a osé mettre en lumière “cette odieuse mondialisation de l’indifférence.” Ce qui n’a pas pour autant, en dépit de l’arsenal sécuritaire mis en place, freiné la succession de drames au long cours.
Ce n’est pourtant pas, tant s’en faut, par manque d’images ou de reportages. Ces bâches pudiquement recouvertes sur la grève, ces hommes et ces femmes aux corps malingres, nos yeux les ont vus des centaines de fois interpellant momentanément nos consciences, sans toutefois en jauger la véritable intensité.
Pour en restituer l’acuité, fallait-il encore la magie du verbe, comme vient de le faire Konstantinos Tzamiotis dans son édifiant récit. Car “Point de passage” agit bien plus que des séquences d’images pour journaux télévisés, il en restitue pleinement l’émotion et la complexité.
Fut-elle fictionnelle, l’histoire de ce naufrage d’un bateau de migrants près d’un îlot de la mer Égée est en effet si prégnante qu’elle surpasse la réalité. Là où d’ordinaire, les caméras se limitent à la vision de quelques corps et à l’intervention de policiers, l’auteur préfère s’attarder sur le comportement de la population.
Quand un terrible orage se déchaîne au milieu de la nuit, celle-ci est déjà en alerte et va se ruer près du port où l’imminence d’une catastrophe réunit les habitants épouvantés. Comment réagir devant un énorme bateau ballotté comme fétu de paille à quelques encablures des rochers côtiers ? Que tenter pour espérer venir en aide à ces centaines de naufragés face à un déferlement de vagues de six à sept mètres de haut ?
Cette question primordiale, un médecin stagiaire et sa compagne se la posent sans trouver l’ombre d’une solution. Comme le reste des citoyens du village qui, progressivement réveillés et mis au fait de l’ampleur de la tragédie, demeurent interloqués. Tous prêts à porter secours certes, mais comment s’y prendre ?
Sans parti pris politique, ni idéologique, c’est d’abord sur cette impuissance à pouvoir prêter main-forte à autrui que l’auteur s’efforce de stigmatiser. “Les pauvres gens… Sûr qu’il y a des mômes là-dedans ! “. “On va pas rester les bras croisés, il faut faire quelque chose…”
“Mais faire quoi au juste ? ” rétorque le maire à ses administrés. Vécu de l’intérieur du village portuaire, le récit revêt une tension poignante qui va crescendo au fil des chapitres, quand les survivants se font entendre à leur tour.
Ce sera d’abord le vieux médecin Rachid qui, à peine échappé du glauque des eaux noires, se mettra vainement en quête de son fils qui avait enjambé le pont à ses côtés. Puis, Oussama frigorifié autant que désespéré par la perte de son téléphone où étaient enregistrés les numéros de ces contacts, et qui va lever les bras comme un soldat se rendant à l’ennemi à l’approche d’une maison habitée. “Peut-être, suis-je déjà mort”, dit-il avant de perdre connaissance.
Attentif à décrypter les impressions des survivants, Konstantinos Tzamiotis dresse concomitamment un plus large tour d’horizon de l’impact de la tragédie sur l’île.
Notamment sur les secours qui tardent à venir depuis Athènes, et du comportement ambivalent de la population.
Car, si à l’instar d’un artisan pêcheur, un grand nombre partage le désarroi de ces migrants. “Un homme qui échappe à la noyade est un homme à qui on doit les mêmes soins et la même attention qu’son frère”, dit l’un d’entre eux, d’autres n’hésitent pas à profiter de la situation. Tels ces deux frères ratissant les récifs aux alentours, faisant main basse sans scrupule sur les contenus de sachets épars où les pauvres hères avaient mis à l’abri leurs économies.
Autant de diverses facettes de la nature humaine, mêlant vils instincts et grandeur d’âme que l’auteur narre sans l’ombre d’un jugement et qui donne à ce “Point de passage” une puissance et une véracité insoupçonnées.

Michel BOLASSELL
articles@marenostrum.pm

Tzamiotis, Constantin, “Point de passage”, roman traduit du grec par Florence Lozet, Actes Sud, “Lettres grecques”, 02/06/2021, 1 vol. (210 p.), 18,80€

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