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“Les lions de Sicile”, premier tome d’une fresque historique dont l’action se déroule dans le sud de l’Italie, de 1799 à 1868, selon un découpage par décennies approximatives, raconte la vie de la dynastie Florio, une célèbre famille sicilienne dont les racines se trouvent dans le petit village de Bagnara, en Calabre, et dont l’auteur évoque la première et la deuxième génération. La couverture présente le beau portrait de Franca Florio, peint par Giovanni Boldini, un délicat visage de femme aux cheveux sombres et aux yeux gris clair, avec un long sautoir de perles et une robe noire, bien que cette dernière ne figure pas dans ce premier tome.
Contraints à l’exil dans une Italie pas encore unifiée, en raison du tremblement de terre qui a dévasté leur village, le couple formé par Paolo, son frère Ignazio, son épouse Giuseppina, son fils Vincenzo, encore bébé, et Vittoria, une parente pauvre et orpheline, trouvent refuge à Palerme. C’est là que la famille, sous l’influence des deux frères, marchands d’épices, puis de Vincenzo, véritable capitaine d’industrie, bâtit un empire financier sans pouvoir faire oublier son origine sociale. L’aristocratie décadente de l’île ne l’accepte pas, et le traite par le mépris, ouvrant une profonde blessure. L’insulte la plus communément usitée est celle « d’homme de peine », qui ancre les personnages dans un statut social perçu comme définitif, au sein d’un monde où la naissance apparaît primordiale, en dépit des idées diffusées par la Révolution française et des convulsions de l’histoire. La dernière partie du livre correspond à l’expédition des Mille de Garibaldi et à la fondation du royaume d’Italie de Victor Emmanuel II.
Par cette opposition entre l’aristocratie finissante, contrainte à des mésalliances, et la classe des marchands, qui aspire à s’élever, le roman de Stefania Auci pourrait évoquer “Le Guépard” de Giuseppe Tommaso di Lampedusa, porté à l’écran par Luchino Visconti. À cette figure héraldique, orgueilleuse et solitaire (le prince Salina s’oppose au pragmatisme de son neveu Tancrède) répond l’image des lions, au pluriel, celle d’une famille aspirant à conquérir le monde, et fondant sa propre dynastie sicilienne. Deux figures héraldiques, le guépard et le lion, illustrent ces conflits sociaux, et emblématisent le déclin de l’aristocratie au profit de la bourgeoisie. La noblesse désargentée liquide ses derniers biens et achète à crédit, comme l’atteste l’épisode du collier d’ambre, vendu comme un médicament pour déculpabiliser l’acheteuse ruinée. “Il ne reste plus à certains Siciliens, en guise de richesses, que des noms et des titres qui ne valent même pas les pierres sur lesquelles sont sculptées leurs armoiries”. Celles de la classe montante, en revanche, se déclinent fièrement sur les enseignes de leurs magasins, substituées aux blasons de la noblesse.
L’image du tremblement de terre, sur laquelle s’ouvre le roman, métaphorise les bouleversements historiques auxquels, durant plus d’un demi-siècle, a été confrontée la Sicile. Au cœur de ces reconfigurations socio-politiques les femmes, entre désir d’amour, mariages arrangés et conventions sociales, et sans lesquelles rien ne serait possible, jouent un rôle essentiel : seule la malheureuse Mattia, contrainte de rester à Bagnara près d’un mari autoritaire, s’avère impuissante à contrôler son destin. L’inflexible Giuseppina, partagée entre deux hommes, manifeste son regret de la terre natale. Giulia, l’amoureuse qui brave les normes sociales, n’hésitant pas à se mettre en danger, incarne à l’opposé une figure féminine résolument moderne. Les dissensions familiales sont symbolisées par ce morceau de papier déchiré, sur les fragments duquel s’inscrivent les prénoms des différents acteurs du récit, illustrant leur rupture. Sans se présenter comme “l’anti-Guépard”, ce livre, qui présente un point de vue radicalement différent de celui du roman de Lampedusa, en se situant du côté de la bourgeoisie montante, offre un réseau de personnages pris dans un monde en mutation. Au séisme tellurique répond celui, politique, des idées propagées par la révolution, l’épopée napoléonienne et l’unité italienne.
Le livre déploie sans nuire au romanesque tout un contexte historique, en décrivant la vie des marchands d’épices, une corporation marquée par des rivalités, les difficultés d’adaptation dans une maison misérable et le contexte d’une Sicile hivernale faite de brume et de pluie, qui devient de plus en plus solaire au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue et de l’ascension sociale. Le roman, de facture classique, n’ambitionne pas de renouveler le genre historique, comme l’ont fait les auteurs latino-américains ou Claude Simon en France. Il use des codes de la saga et se lit très agréablement, grâce à une écriture alerte et fluide. L’histoire des individus y est privilégiée, même si un récapitulatif des faits historiques, pour chaque décennie, rédigés en italiques, ouvre chaque partie, placée sous le signe d’un proverbe sicilien. Le livre fait alterner scènes vivantes et ellipses. La temporalité romanesque se décline en séquences qui ne sont pas sans rappeler l’écriture cinématographique. Dans ce récit marqué par la brièveté des descriptions, le style rapide et le choix délibéré du présent placent le lecteur au cœur de l’action et lui permettent de pénétrer dans l’intimité de la famille Florio. Cette discrétion de la place occupée par la grande histoire permet de privilégier l’humain, et de créer une galerie de personnages plus ou moins complexes, détestables ou attachants. Le sujet du livre pourrait le tirer du côté de l’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante. Les quartiers portuaires de Palerme rappellent les bas quartiers de Naples et leur misère, mais là s’arrête la ressemblance. Le livre d’Elena Ferrante apparaît construit sur la rivalité de deux amies, issues de la même classe sociale, mais que tout sépare, dans l’Italie contemporaine. La relation à l’écriture joue un rôle fondamental chez la narratrice. Dans “Les lions de Sicile”, le motif de l’ambition conquérante renoue avec le thème privilégié des écrivains du XIXe siècle, Balzac, Maupassant ou Zola, ou celui des grandes familles comme les Barbentane dans “Aurélien” d’Aragon.
Le livre pose également la question du monde méditerranéen et de ses liens avec l’Orient. La Sicile constitue un carrefour où se croisent depuis l’Antiquité les routes maritimes. Dans cette configuration, Palerme occupe une position stratégique, ouverte sur le monde. La découverte par Vincenzo de l’Angleterre industrielle lui inspire de nouveaux investissements, et permet le développement de l’entreprise grâce à un mélange de réflexion et innovation, alors que d’autres, résolument passéistes, stagnent. Chaque étape de l’ascension, correspondant plus ou moins à une décennie, est signalée par un titre qui renvoie au produit phare de l’entreprise, épices, soie, quinquina, dentelle, soufre etc. Le monde méditerranéen, omniprésent, se signale par une atmosphère très palermitaine, la vision de quartiers, de rues, construit une topographie précise. Dans cet univers, la description réitérée des senteurs, en particulier le parfum envoûtant de la ville, mélange de jasmin et de pourriture, ou plus sensuel des épices, confère au roman une profonde sensorialité. L’odeur saline de la mer, celle plus âcre des conserveries de thon, ou de la présence insistante de la maladie, avec ses remugles de fièvre, suscitée par la tuberculose ou le choléra, érigent un paysage olfactif autant que visuel.
Le final s’apparente au rêve d’une ultime baignade, mais comme l’écrit l’auteur : “Est-ce vraiment un rêve, ou bien le souvenir de ce bain nocturne où le flux de la vie l’avait traversé de part en part ? ” Alors qu’une autre vie s’annonce, la mort du protagoniste, accueilli par les défunts de sa famille, renoue avec les mythes de la mort vécue comme une navigation.
Le roman de Stefania Auci, au-delà des références littéraires, permet une approche inédite de l’histoire de la Sicile, dont l’auteur embrasse plus d’un demi-siècle. Très agréable à lire, cette fresque passionnante met en scène une constellation de personnages dont on attend avec impatience de connaître le destin futur dans les prochains tomes.

Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm

Auci, Stefania, “Les lions de Sicile”, Albin Michel, “Romans étrangers”,”28/04/2021″, 1 vol. (554 p.), 21,90€

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