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Se confronter à un genre qu’on ne lit pas d’ordinaire provoque communément une appréhension curieuse. En matière de théâtre, quand on a étudié les plus grands auteurs, ceux de l’Antiquité, Rotrou, Corneille, Racine, on se dit qu’il faut beaucoup de talent pour ne pas décevoir son lecteur. Dès les premières pages, “Point d’orgue” m’a transporté dans une salle de spectacle et abîmé dans une expérience ontologique dont je ne me suis extrait qu’en refermant le livre. Le commentaire le plus bête du monde et, dans ce cas précis, le plus flatteur, m’est venu à l’esprit : “Il sait ce que c’est le théâtre !” C’est bien le moins que l’on puisse attendre d’Olivier Py, comédien, metteur en scène, fondateur de la compagnie “L’Inconvénient des boutures” et directeur du Festival d’Avignon depuis 2013.
L’année du septième centenaire de la mort de Dante est l’occasion de (re)visiter son œuvre. Non moins ambitieux que le poème italien, “Point d’orgue” rassemble, comme “La Divine comédie”, trois pièces, trois parties, “Purgatoire, Enfer et Paradis”. L’ordre des voyages est bouleversé, le purgatoire prend la place de l’enfer, mais le paradis nous attend in fine. Olivier Py réussit, avec une économie formelle de moyens, à nous en mettre plein la vue, déployant un théâtre monde, un théâtre total, du rire aux larmes, du réalisme le plus cru au symbolisme le plus beau, qui n’est pas sans rappeler “Le Soulier de satin” ou “L’Annonce faite à Marie” de Claudel. Pour entreprendre cette catabase, cette descente aux enfers, il n’y a que Lui ; l’Autre sera son nocher ; Elle, son passé ; Le Garçon, un nouvel espoir. Voyage initiatique d’une pièce à l’autre, le lecteur traverse la vie, la mort et la renaissance, dans une expérience cathartique au cours de laquelle son âme vient se forger sur celle des personnages.
Le triptyque commence dans une chambre d’hôtel par l’observation des nuages à travers la fenêtre. Lui “aime leur mystérieuse et sereine indolence / et leur métamorphose accomplie sans douleur”, tandis que l’Autre le ramène à la saleté de la chambre, à un matérialisme creux et un masochisme cru : “Non mais regarde-toi, une vraie catastrophe. / Tu dors sur le tapis et je dors dans ton lit. / Je te nourris parfois des os que j’ai rognés. / Tu supportes mes gifles, tu aimes mes crachats. / tu es mon tendre amour, une merde sans nom. / Voilà ! Tu n’es plus rien ; j’ai achevé mon œuvre”. Si “je” est un autre, qui fait l’ange fait la bête : Lui et l’Autre se reflètent, miroir l’un de l’autre du désir d’élévation et du plaisir de la destruction. Les références intertextuelles, les citations, les allusions, viennent enrichir le dialogue philosophique et existentiel des protagonistes, Lui s’abîmant chaque fois un peu plus :

L’AUTRE.
Ça je ne comprends pas… De quoi es-tu coupable ?
Oui, tu es, pour toi-même, un bourreau et un juge.
LUI.
J’ai soif d’être avili, dégradé, humilié.
C’est un alcool puissant quand on y a goûté.

L’arrivée de la femme, Elle, pourrait un moment l’attirer à nouveau vers la lumière, mais elle reconnaît son impuissance : “J’ai bien peur qu’ici-bas, on ne sauve personne”. Alors il ne reste plus qu’à “tomber ! Tomber plus bas, c’est un peu voler”, dans une “chute ascensionnelle” au sein de laquelle le lecteur est entraîné. On sait ce qui vient ensuite, les neuf cercles de l’enfer. Enfer et purgatoire obligent à contempler la condition humaine dans toute la vérité de sa nature la plus sombre. Point de pandémonium, de visions dantesques ou de tableaux de Bosch, d’une décharge à ciel ouvert à un bateau débordant de migrants en Méditerranée, d’un hôpital de guerre à une ville irradiée, l’enfer est sur Terre, création de l’homme. Où que l’on se tourne, le “monde marchand” condamne une humanité oublieuse du sens, de ce qui fait vraiment sens. Ce sens que Lui trouve en enfer. Il n’y a pas besoin de supplice ; la vie peut en être un. Le secret, c’est “qu’il n’y a que la vie au cœur de la mort même, / c’est la bonne nouvelle et c’est l’apocalypse”.

Alors, il ne reste que l’art pour être “inutile à la marche du monde”. Lui, c’est nous. L’Autre, c’est la folie, le tourbillon, c’est le Théâtre personnifié, endossant tous les rôles, tous les costumes, tous les visages. Tantôt la Mère, tantôt Charron, tantôt le Roi des enfers, L’Autre se transforme, adopte une parlure singulière, il est le monde au théâtre, un théâtre monde qui se nourrit de l’univers et l’invente à sa guise :

LUI.
À quoi veux-tu jouer ?
L’AUTRE.
À des jeux interdits.
À profaner l’amour… à blasphémer la mort.
Je pourrais inventer un merveilleux théâtre.
Moi, je jouerais, pour toi, le rôle que tu veux.

Et ainsi, l’Autre change en barque le lit immobile. Sous ses mots, à travers ses gestes évocateurs, la réalité se modifie. Les accessoires apparaissent, disparaissent, se métamorphosent à l’aide du langage. Bateleur, comédien, effrayant ou impassible, il conduit Lui, comme Virgile Dante, mais à travers ses propres profondeurs. Et, comme le poète latin, il ne peut aller plus loin que le purgatoire et l’enfer. Le rythme régulier de l’alexandrin classique envoûte le lecteur, pris dans un discours métaphysique qui est aussi un discours sur le théâtre et sur la création. La puissance poétique renouvelle le désir et permet de saisir le présent qui s’échappe sans cesse, puisque “le poème est ce qui fait de l’instant présent / une origine neuve et un désir nouveau”.
La promesse du salut, ne peut venir du monde consumériste, veau d’or des temps modernes. “Et du monde marchand, la promesse illusoire / “Vous ne souffrirez plus !” clignote en lettres d’or.” Dans une vision eschatologique du monde inspirée du christianisme, la souffrance est ce qui unit l’humanité dans un avenir commun. “Relier sa douleur à la douleur du monde, / vraiment c’est le salut, il n’y en a pas d’autre”, nous prévient l’Autre. Car si “rien n’est beau, rien n’est grand qui vient de la souffrance”, “rien n’est beau, rien n’est grand qui ne soit sans souffrance”. Le Paradis modifie le décor. Une plage, la mer, des adolescents qui chahutent. Le Garçon remplace l’Autre, incarnation vivante d’un espoir, d’un désir nouveau, d’une renaissance. Lui tente d’abord de lui enseigner l’inexprimable de l’expérience, avant que le Garçon, à son tour, lui enseigne à se pardonner lui-même et à aimer la vie.

Poème théâtral, expérience métaphysique et spirituelle, Olivier Py actualise dans une écriture lyrique la raison d’être même du théâtre. Il est une expérience collective, mais individuelle, qui transforme les lecteurs, et lorsque ce sera possible, les spectateurs, jusqu’au cœur de leur âme.

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Py, Olivier, “Point d’orgue”, Actes Sud, “Actes Sud-Papiers”, 10/02/2021, 1 vol. (96 p.), 13,50€.

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