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Karine Safa, Pourquoi la Renaissance peut sauver le monde : l’imagination comme chemin, Plon, 24/02/2022, 1 vol. (270 p.), 20€.

Karine Safa, dans son ouvrage intitulé Pourquoi la Renaissance peut sauver le monde a une idée particulièrement inspirante : la pertinence de la valeur cardinale de l’imagination – telle qu’elle était pratiquée à la Renaissance – en réponse à la perte de sens, de repères, et de projets de notre monde plus que jamais tourmenté. Sous la plume de l’auteure, les penseurs de la Renaissance deviennent une évidente source d’inspiration pour notre époque. En effet, leurs capacités à explorer de nouvelles idées et à remettre en question les normes établies nous offrent un modèle de renouveau culturel, artistique et intellectuel et nous inspirent une transformation positive de la société. L’ouvrage de Karine Safa explore le dialogue entre la Renaissance et notre propre modernité, en mettant en lumière les similitudes et les différences entre les deux époques. La Renaissance est ainsi présentée comme un processus d’innovation et de création, qui peut nous aider à imaginer de nouvelles formes de vie en société, et surtout repenser notre rapport à l’environnement du temps où la Nature était assimilée à “l’âme du monde”. Voilà une perspective rafraîchissante et inspirante sur l’héritage de la Renaissance qui nous propose des réflexions pertinentes sur les enjeux contemporains. Un livre assurément convaincant, mais qui pourrait être remis en cause par une innovation récente digne du Docteur Faust : ChatGPT…

Sommes-nous entrés dans les âges sombres ?

Il n’est nul besoin d’être un grand philosophe pour se rendre compte que l’humanité a sombré dans ce que le métaphysicien René Guénon a appelé le “Kali Yuga”, l’Âge de fer, en se référant à la tradition indienne et à Hésiode. Nous sommes entrés dans un monde ayant abandonné sa vocation spirituelle au profit d’un progrès sans fin et d’un matérialisme à outrance, entraînant des blessures environnementales profondes, des inégalités économiques, des discriminations, et des crises identitaires. Parce que “Révélation” signifie aussi “Apocalypse”, le XXe siècle a été marqué par de nombreux évènements dévastateurs : le massacre des Arméniens, deux guerres mondiales, l’holocauste des Juifs d’Europe, et l’anéantissement nucléaire au Japon. Avec le Nazisme, qui semble toujours faire l’objet d’une horrible fascination, jamais l’homme n’a autant dévoilé son côté sombre et le choc des civilisations qui se profile sur le territoire ukrainien semble donner raison à René Guénon. Le moine Joachim de Flore (1132-1202) avait annoncé que l’humanité allait traverser trois âges : celui de la connaissance, celui de la sagesse, et celui de la pleine intelligence. Sommes-nous au moins entrés dans le premier ? Notre monde moderne, qui est devenu un organisme très complexe, est-il devenu à ce point malade – d’aucuns diraient mourant –, qu’à son chevet il ne resterait plus pour soigner ses blessures et le sauver, comme solution ultime – “l’œuvre au rouge” diraient les alchimistes – de nous replonger dans l’extraordinaire pensée humaniste de la Renaissance ? C’est la conclusion très convaincante qu’en tire Karine Safa dans cet ouvrage, que je n’hésite pas à qualifier d’éblouissant : Pourquoi la Renaissance peut sauver le monde ? Dans ses Essais sur la Palingénésie sociale (1827), l’académicien Pierre-Simon Ballanche a établi une liaison entre les événements modernes de la Révolution française et des guerres, avec des millénaires de révélations antiques et d’histoire générale de l’humanité. La palingénésie philosophique est le retour périodique des mêmes évènements : “Le présent raconte le passé, et le passé raconte l’avenir.” L’homme serait donc soumis à des périodes de destruction et de reconstruction sous la conduite de deux castes d’hommes : l’homme du destin et l’homme de la providence ? Nous sommes désormais dans l’âge de fer ; c’est une évidence. Pour espérer en sortir, alors il faut revenir à la pensée humaniste de la Renaissance et – comme le sous-titre l’auteure – avec “l’imagination comme chemin” ? L’entreprise pourrait être aussi salvatrice qu’inattendue, mais est-ce vraiment possible ? Est-ce une nouvelle utopie qu’affectionne l’auteure ?

Du monde clos à l’univers infini

C’est l’architecte italien Giorgio Vasari (1511-1574) qui est à l’origine du mot “Renaissance” — (rinascita) — que l’on trouve dans la préface de son ouvrage, La Vie des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes, publiée en 1550. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que les historiens Jacob Burckhardt et Jules Michelet consacrent enfin ce terme qui marquerait la rupture avec le Moyen Âge, ce monde prétendument obscur, avec ses superstitions et ses servitudes envers l’Église. Fût-il barbare ce Moyen-Âge qui vit l’architecture se développer autour de l’art roman et du très mystérieux gothique flamboyant, et qui nous révéla l’amour courtois et la Divine comédie de Dante ? Ce n’est pas si évident et l’expression d’Alexandre Koyré – le passage “d’un monde clos à l’univers infini” et que reprend l’auteure – est discutable. Nombreux sont les historiens estimant qu’il n’y a pas de rupture brutale entre le Moyen-Âge et cette Renaissance, dont il est si malaisé de dessiner les contours et de dater l’acte fondateur, si ce n’est de s’inspirer de la belle métaphore de Paul Oskar Kristeller : “L’eau qui est soulevée sur la crête d’une vague ne provient pas de la crête de la vague précédente, mais du creux qui les sépare”. (Huit Philosophes de la Renaissance italienne, Droz, Genève, 1975). Mais qu’est-ce que la Renaissance ? Sans enfermer cette période d’éveil de la conscience dans une définition trop étroite, le préfixe nous incline à croire que, dans l’esprit des penseurs de cette époque, il y avait déjà eu une naissance, laquelle nous plonge dans les racines de l’humanité. Car là se trouve le mot de l’énigme. Les femmes et les hommes de la Renaissance vont s’opposer au dogmatisme scolastique de leurs prédécesseurs afin de retrouver, chez les glorieux aînés de l’Antiquité, les sources de la beauté et de la Connaissance. Il y a donc eu à la Renaissance une obsession de la restitutio antiquitatis et la découverte de deux manuscrits datant de l’Antiquité va changer le monde. Le premier, laissé à l’abandon dans la bibliothèque d’un monastère allemand est la copie du poème De rerum natura du philosophe latin et disciple d’Épicure, Lucrèce (-94 – 54 ?), un texte oublié depuis plus de six siècles. Cette trouvaille fut primordiale pour les hommes du Quattrocento, car elle mit au jour ces écrits révolutionnaires de Lucrèce, affirmant que l’univers était fait d’atomes en mouvement s’entrechoquant au hasard, en créant des astres et des planètes. De rerum natura était un texte hautement subversif à l’époque, si éloigné des dogmes du christianisme qu’il pouvait conduire au bûcher, ce qui démontre combien la Renaissance fut loin d’être le commencement spirituel des temps modernes…

Revenir à l’hermétisme

Le second est un texte bien plus obscur rapporté de Macédoine en 1460 et que va traduire Marsile Ficin. Le manuscrit se présente sous la forme de dix-sept traités et fragments attribués à un mage égyptien, prétendument contemporain de Moïse : Hermès Trismégiste. Ces textes que l’on appellera Corpus Hermeticum font le récit de la création du monde à la manière de la Genèse, ainsi que l’élévation de l’âme jusqu’au royaume de Dieu à travers le cercle des planètes. Ficin y ajoutera l’Asclepius, un autre traité attribué à Hermès Trismégiste ou Apulée selon d’autres sources, dont l’original grec était perdu, qui était l’un des rares textes hermétiques connus au Moyen-Âge dans sa version latine. On redécouvre ainsi les écrits du grand initié égyptien tout en approfondissant les concepts de “l’homme microcosme” et de “l’univers macrocosme”, que l’on discutait déjà dans la Grèce antique. Ficin va donc s’employer à rétablir la généalogie de cet Hermès Trismégiste, le “trois fois grand”, premier des philosophes et inventeur de la théologie, qui aurait donné aux Égyptiens leurs lois, en leur révélant les secrets des nombres, des mots, de la médecine, et surtout de l’astronomie. Hermès Trismégiste donnera naissance à “l’hermétisme” qui est la concentration de tous les mystères à la fois alchimiques, théurgiques et astrologiques. Karine Safa – et c’est un vrai plaisir de lecture – fait de nombreuses références à l’hermétisme au sein de son ouvrage qui foisonne de personnalités importantes et – hélas – de nos jours méconnues. Tous ces philosophes et penseurs ont consacré leur existence à l’hermétisme avec sa célèbre et énigmatique formule: “tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, tout ce qui est en bas est comme tout ce qui est en haut, afin que s’accomplisse le miracle de l’unité”. S’il veut être sauvé le monde devrait entamer sa purification spirituelle. Mais y sommes-nous prêts ? Le danger serait de retourner d’un univers infini à un monde clos…

Revenir à l’alchimie

La Renaissance – toujours imprégnée de croyances magiques – est l’âge d’or de l’alchimie, qui était une discipline marginale au début du Moyen-Âge. Désormais riche d’influences néoplatoniciennes, hermétiques, mystiques et kabbalistiques, l’alchimie ne transmute pas que le plomb en or. Elle devient une métaphysique expérimentale qui nourrira les plus grands esprits et philosophes de cette époque qu’aime reconvoquer Karine Safa. Un adage alchimique nous enseigne : “si tu cherches pour faire de l’or tu ne trouveras jamais, et si tu sais en faire tu n’en as plus besoin.” Dans l’Europe entière, des mécènes financent – souvent à fonds perdu – les travaux des disciples d’Hermès dont les découvertes fortuites vont jeter les bases de la médecine, de la pharmacopée, de la chimie moderne et surtout de la maîtrise de l’Atome. En quête du secret de fabrication de la “pierre philosophale”, qui est supposée transmuter les métaux en or, les alchimistes poursuivent en réalité une autre forme de transmutation qui concerne l’âme, et dont ils tirent leur énergie au sein de leur intériorité. Car c’est un des grands principes de la Renaissance : grâce à la puissance de leur imagination, des êtres qui n’avaient pas à leur disposition les puissances de calcul fournies par nos machines modernes, ont fait des découvertes exceptionnelles qui – aujourd’hui encore – changent notre quotidien. Tôt ou tard, nous nous apercevrons que Paracelse, Giordano Bruno et surtout Isaac Newton étaient des génies absolus. Le premier avec sa médecine universelle, le second avec l’Art sacré de la mémoire (précurseur du langage informatique) que nous avons hélas perdu et qui le précipitera à sa perte, et enfin le troisième par ses découvertes dont nous n’avons pas encore percé tous les secrets.
Mais prenons garde que les alchimistes modernes – en particulier ceux de la Silicon Valley – ne se transforment en Docteur Faust (encore une extraordinaire figure de la Renaissance). Ils en prennent de toute évidence le chemin car, au fil de leurs travaux controversés, ils ne cessent de sceller des pactes lucifériens. Ils apprendront à leurs dépens que le Diable parvient toujours à ses fins et ils en paieront le prix le plus douloureux : celui de leurs âmes et sûrement des nôtres… Le retour à l’alchimie telle qu’elle était pratiquée à la Renaissance, avec sa quête des grandes vérités mystérieuses, pourrait sauver le monde, mais pas dans n’importe quelle condition et surtout pas celle de la destruction de notre Terre, l’âme du monde. Car les femmes et les hommes de la Renaissance le savaient bien : le véritable secret est là, devant nous. La perpétuelle transmutation se fait sous nos yeux tout en demeurant invisible. C’est celle qui nous transforme d’humain en divin par la victoire de l’esprit sur la matière. Sommes-nous prêts à conquérir l’immortalité en tuant en nous la puissance d’attraction de la matière brute ? Ce serait le plus grand défi de ce siècle. À la Renaissance c’était l’évidence du quotidien.

Revenir à l’utopie

Mais la Renaissance n’a pas été si enchantée. Ce monde a oscillé entre brutalité et modernité. Guerres, Inquisition, massacre des juifs, famines, peste, mauvaises récoltes ; Karine Safa a raison : il ressemble étrangement au nôtre. En 1516, dans ce monde de barbarie, l’humaniste Thomas More (1478-1535) imagine l’existence et l’histoire d’une contrée merveilleuse, une cité radieuse au milieu de l’océan Atlantique, une île qu’il nomme Utopie, terme qui vient du grec ou-topos, qui signifie “nulle part”, et dont le nom va rester dans toutes les langues. L’ouvrage du très chrétien Thomas More – il se flagellait Jusqu’au sang – est empreint d’épicurisme et fait montre d’une volonté polémique en réaction au désordre, à l’injustice, à la violence et à la confusion des mœurs qui règnent à cette époque. En quête de mondes nouveaux et de liberté de pensée, la Renaissance préfigure les grandes utopies du XVIIe siècle : Christianapolis de Valentin Andrea, La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon. Karine Safa le souligne avec justesse : nous avons un impérieux besoin d’utopies pour “donner forme au progrès et contrer les tentations de repli individualistes que nos outils numériques ont tendance à amplifier.” Même si les anticipations morales ou politiques sont toujours restées à l’état de rêve, revenir à l’audace utopique serait le plus bel acte de résistance. Il faut changer le monde par l’optimisme, par l’imagination et par le rêve, sans oublier que notre existence n’est en définitive qu’un rêve entre deux nuits et deux éternités. Comme l’auteure l’écrit, plus que jamais, nous avons besoin de mondes imaginaires qui nous permettraient d’ouvrir tous les champs du possible. Le numérique aurait permis ce prodige si nous ne l’avions pas laissé nous envahir. Doit-on continuer dans cette voie qui s’avère être une impasse, car l’utilisation excessive des technologies numériques conduit à l’aliénation des individus, ainsi qu’à une exposition accrue aux dangers liés à la surveillance, à la désinformation et à la manipulation en ligne ? La véritable audace utopique serait donc d’oser se déconnecter, être indomptable, ne pas se soumettre à la modernité afin de laisser vagabonder notre imaginaire. Et cette déconnexion va être de plus en plus impérieuse car, depuis novembre dernier, l’intelligence artificielle blesse notre propre intelligence en osant – ce qui ne fait désormais plus aucun doute – la remplacer, rétrécissant les frontières du possible. La dictature numérique des algorithmes et la pensée unique auront raison de nous. Si nous n’en prenons pas garde ChatGPT et ceux qui lui succéderont seront à notre monde ce que le fanatique Savonarole fut à la Renaissance. Même s’il a été pendu et son corps brûlé sur la place publique, il est considéré par certains comme un prophète et un martyr.

Pourquoi la Renaissance peut sauver le monde est une brillante interprétation du monde moderne en miroir avec celui de la Renaissance. Il nous offre une perspective nouvelle et fascinante. On pourrait craindre de plonger dans un ouvrage difficile. Il n’en est rien, bien au contraire. En convoquant les grands philosophes de la Renaissance, l’auteure a une façon unique et si brillante de captiver le lecteur dès les premières pages et surtout de briser nos certitudes, de nous incliner à savoir s’étonner et retrouver notre candeur perdue d’homme moderne :

Qu’elle est précieuse, cette candeur qui est la vraie jeunesse de l’esprit ! Il faudrait retrouver la candeur des hommes de la Renaissance. La fraîcheur de continuer à croire au progrès, à croire que les œuvres de notre imagination peuvent nous conduire vers un humanisme renouvelé.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Auteur de nombreux essai courronés par plusieurs prix littéraires, Jean-Jacques Bedu est le fondateur de "Mare Nostrum - Une Méditerranée autrement" et Président du Prix Mare Nostrum.

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