Shérazade Zaiter, Le grand déplacement – L’exode climatique, Éditions Erick Bonnier, 12/06/2025, 192 pages, 17€.
Avec Le grand déplacement : L’exode climatique, Shérazade Zaiter révèle les visages cachés de la plus grande crise migratoire du XXIᵉ siècle. Mêlant habilement récits intimes et réflexions juridiques acérées, elle trace les contours d’une catastrophe humanitaire imminente. Ce livre est un appel à une prise de conscience collective urgente face à un avenir déjà présent.
Entre absurdité administrative et détresse climatique
Dès les premières pages, Shérazade Zaiter nous confronte, sans artifice, à la matérialité brutale de l’exode climatique. Elle ne se perd pas en abstractions géopolitiques ; elle nous conduit au chevet d’existences fracassées. À Mayotte, les cyclones Chido et Dikeledi ne sont pas que des phénomènes météorologiques : ils sont la précarité aggravée, l’absurdité administrative qui interdit aux sinistrés de reconstruire un toit faute de justificatif de domicile, comme si la nature attendait un papier timbré pour épargner. L’auteure nous emmène ensuite au Guatemala, où la sécheresse chronique ne dessine pas uniquement des paysages arides, mais sculpte le désespoir de familles comme celle de Mariana López, contrainte de vendre sa terre, ultime rempart contre l’indignité. Puis, c’est le destin d’Ioane Teitiota des Kiribati, dont la demande d’asile climatique en Nouvelle-Zélande fut rejetée, qui vient cristalliser l’impasse : son île disparaît, mais son droit à la vie, lui, n’est pas jugé “imminemment menacé“. L’auteure, en juriste façonnée par le terrain, ancre son propos dans le concret, transformant des statistiques en destins, des noms de lieux en épicentres de tragédies humaines. La force de son entrée en matière réside dans cette capacité à donner une chair et une voix à ceux que le droit international persiste à ignorer, illustrant l’indigence d’un cadre juridique hérité d’un monde où le climat n’était qu’une toile de fond immuable. Le récit liminaire de sa propre expérience au Myanmar, où la naissance de son fils Isaak se mêle à l’angoisse de la dengue et de l’eau contaminée, n’est pas une anecdote, mais le prisme à travers lequel elle observe, ressent, et analyse cette “malédiction” qui rend des millions de vies “imperceptibles aux yeux des lois, des institutions et parfois même des consciences.”
Du Grand Remplacement au Grand Déplacement : déconstruire les Mythes
Le Grand Déplacement est un formidable outil permettant de démanteler la narration fallacieuse qui entoure les migrations climatiques. Shérazade Zaiter met en lumière la manière dont certains discours politiques et médiatiques, en particulier ceux issus de la « peste » (nom employé par le chroniqueur et non l’auteure) de l’extrême droite et relayant des théories complotistes telles que le « grand remplacement, instrumentalisent la peur pour occulter une certitude : “les prochaines vagues migratoires ne seront pas motivées par l’économie ou la guerre, mais par un besoin vital. » En sus de dénoncer, elle décortique les mécanismes par lesquels la sémantique elle-même devient une arme, où le terme “migrant” est dépouillé de sa neutralité pour devenir un “mot-valise” charriant angoisse et menace.
L’ouvrage s’attache ensuite à une exégèse rigoureuse des cas juridiques qui exposent les failles béantes du droit international. L’affaire Ioane Teitiota, longuement analysée, illustre l’incapacité des cadres existants, notamment la Convention de Genève de 1951, à protéger ceux dont le pays d’origine devient invivable. De même, le cas de ce ressortissant bangladais en France, faussement étiqueté “réfugié climatique“, dont la survie dépendait d’un air non pollué et d’une assistance médicale continue – deux conditions impossibles dans son pays natal – révèle la crispation d’un système juridique et politique face à une réalité environnementale qui outrepasse les définitions traditionnelles de la persécution. Shérazade Zaiter montre comment, même lorsque la justice, comme la cour d’appel de Bordeaux, tente une interprétation protectrice, elle se heurte à un Conseil d’État plus soucieux de la lettre que de l’esprit, voire de la survie humaine. C’est ici que l’ouvrage prend une dimension particulièrement éclairante, en montrant les limites d’un droit qui, s’il n’évolue pas, devient complice d’une “double peine : catastrophe et injustice.”
Nonobstant, Le Grand Déplacement n’est pas un réquisitoire sans espoir. Shérazade Zaiter met en exergue, avec une attention soutenue, les initiatives locales et les solutions innovantes qui fleurissent, malgré l’inertie des grandes instances. Aux Pays Bas, la stratégie “Room for the River” qui, au lieu d’endiguer, laisse à l’eau l’espace de s’étendre, témoigne d’une cohabitation réinventée avec la nature. Aux Philippines, la conception de maisons résilientes aux typhons, ou aux Fidji, la relocalisation progressive et concertée des villages menacés par l’érosion côtière, démontrent qu’une adaptation pragmatique et humaine est possible. Ces exemples ne sont pas des solutions miracles, mais ils constituent des balises, des “lumières d’espoir” dans un table
Changer le regard : réinventer la citoyenneté face au Grand Déplacement
L’ouvrage de Shérazade Zaiter dépasse l’analyse contextuelle pour interpeller directement le lecteur contemporain. Il ne s’agit pas d’un traité à destination exclusive des juristes ou des décideurs politiques ; c’est un texte qui questionne notre humanité commune, notre capacité à reconnaître l’autre lorsque son “chez-lui” a été effacé par les éléments. La crise des déplacés climatiques, telle que décrite, n’est pas une fatalité lointaine ; elle est déjà à nos portes, que ce soit à Tréffiagat dans le Finistère, où “sept maisons vont être détruites” par l’avancée de la mer, ou en Californie, où des incendies dantesques réduisent des vies en cendres. La “citoyenneté environnementale universelle” qu’elle propose, inspirée notamment des travaux d’Andrew Dobson et évoquant la portée du passeport Nansen, n’est pas une utopie éthérée, mais une réponse structurée, certes audacieuse, à une aporie juridique et morale.
Cette dernière soulève une interrogation philosophique fondamentale, qui court en filigrane à travers tout l’ouvrage : comment redéfinir la notion de communauté politique à l’heure où les frontières terrestres se dérobent sous l’effet du changement climatique ? Si, comme l’affirmait Hannah Arendt, le “droit d’avoir des droits” est le premier des droits, que devient ce principe lorsque le territoire, condition même de l’appartenance étatique, disparaît ? L’auteure nous invite à envisager un monde où le “droit à la mobilité” et “l’accès aux services fondamentaux” ne seraient plus conditionnés par la naissance, mais par une humanité partagée et une responsabilité écologique collective. C’est un glissement tectonique dans notre conception de la souveraineté et de la citoyenneté, aussi nécessaire que celui qu’a connu l’abolition de l’esclavage ou la reconnaissance du droit de vote des femmes.
En fine, Le Grand Déplacement est un ouvrage qui dérange les certitudes et invite à une réflexion active. Les récits de 2040 et 2050 – d’un sommet à Thimphou où la Convention sur la Citoyenneté Environnementale Universelle est adoptée, à un Bangladesh où les habitants de Gabura reconstruisent leur île grâce à ce nouveau statut – ne sont pas des exercices de style futuristes. Ils sont une projection de ce qui pourrait être, si nous choisissions collectivement d’écouter ce “cri silencieux” des terres et des peuples. Shérazade Zaiter, en nous rappelant l’anecdote des chats parachutés à Bornéo pour rétablir un équilibre écologique rompu, illustre avec une éloquence subtile l’interconnexion de nos destins. Son livre est une œuvre de combat, portée par une conviction profonde et une empathie qui transcendent les disciplines. C’est une main tendue, un appel à cesser d’être spectateurs pour devenir les architectes d’un “monde nouveau”, plus juste, plus solidaire, et peut-être, simplement plus humain. Comme le souffle sa dédicace à sa mère : “Ce livre est un acte d’amour. Maman, c’est le tien. C’est le vôtre.” Et, par extension, un peu le nôtre à tous.

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