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Céline Curiol, Prendre la tangente : lettres à un étudiant d’aujourd’hui, Actes Sud, 05/10/2022, 1 vol. (87 p.), 11,90€

Eliot, étudiant tout juste diplômé d’une grande école renommée, a adressé un courriel à Céline Curiol suite à la conférence sur la dépression que celle-ci a donnée à l’École des Mines de Nancy. Il lui fait part de son profond mal-être occasionné par sa difficulté à envisager ce qu’il va pouvoir faire de sa vie, ses études supérieures maintenant terminées. Faisant écho à ce qu’elle perçoit chez ses propres étudiants “en cette décennie 2020” et à l’appel du 30 avril 2022 d’un petit groupe d’étudiants d’AgroParis Tech s’adressant à leurs pairs qui, comme eux, sentent “un malaise monter sans pouvoir le nommer, [qui trouvent] que ce monde est fou [et qui ont] envie de faire quelque chose sans savoir quoi”, la lecture du courriel d’Eliot amène Céline Curiol à correspondre avec lui.
L’objectif de Prendre la tangente. Lettres à un étudiant d’aujourd’hui est “d’apporter à celles et ceux qui s’interrogent ainsi, des amorces et des pistes de réflexion sur ce qu’il importe de privilégier pour éviter la disparition d’un futur auquel on n’a pas même encore goûté”. Notamment, deux d’entre elles s’avèrent particulièrement intéressantes : d’une part, le questionnement indispensable sur le travail à entendre sous l’angle du « métier » à exercer et non pas seulement sous celui du « poste » à occuper comme c’est trop souvent le cas actuellement ; d’autre part, la nécessité de se départir des mots dont l’usage réflexe constitue le terreau du mal-être éprouvé et, à l’inverse, s’approprier, ceux qui portent des possibilités de devenir.

Vouloir exercer un métier plutôt que se résigner à seulement occuper un poste

La scolarité d’Eliot s’est déroulée sans encombre dans les “filières d’élite” de l’école française où il a été socialisé à l’idée que son avenir professionnel était garanti. Ses professeurs, mais aussi ses parents et leur entourage, l’ont amené à retenir qu’il accédera sans difficultés majeures à un emploi de cadre supérieur, stable et bien rémunéré, dans une grande entreprise et, qu’en conséquence, il aura assurément une belle vie, protégée des effets négatifs de “la crise” et du “chômage” ; mots “brandis comme des épouvantails” depuis la décennie 1990. Et, si malgré tout, il devait connaître un peu le chômage et d’abord accepter un CDD (Contrat de travail à Durée Déterminée), ce sera au bout du compte très anecdotique au regard du beau parcours professionnel qui ne manquera pas ensuite d’être le sien.
Mais, il apparaît que le mal-être d’Eliot n’est pas d’abord lié à ses perspectives d’emploi, mais plutôt à ses incertitudes quant au contenu du travail qu’il va devoir concrètement réaliser. L’approche du travail à laquelle il a été sensibilisé a quasi exclusivement concerné le type de qualités comportementales dont il devra faire preuve. Les enjeux individuels et sociaux de la gestuelle et du relationnel spécifiant le “faire au travail” comme les ficelles du métier ont été très largement absents de son cursus de formation. Ainsi, au moment de se positionner sur le marché de l’emploi, ce sont les qualités comportementales au travail attendues d’un cadre supérieur qui alimentent son profond malaise et sa peur de ne pas y arriver. Notamment, alors qu’on lui a répété qu’un cadre supérieur doit “toujours se battre” pour réussir professionnellement et que les articles et vidéos d’information qu’il consulte très régulièrement sont constamment alimentés “des termes médiatiquement prisés [tels que] guerre, concurrence économique, matchs sportifs, joutes électorales, compétions idéologiques…”, Eliot précise que malheureusement la combativité attendue de lui est “incompatible avec son caractère” et qu’il redoute donc de ne pas parvenir à être opérationnel pour le poste sur lequel il sera recruté.
Pour aider Eliot à se rasséréner sur ses perspectives professionnelles, Céline Curiol lui suggère d’essayer de ne pas se focaliser sur l’idée dominante suivant laquelle, tout spécialement pour un cadre supérieur, “travailler” renvoie d’emblée à “devoir se battre” en permanence et, à l’inverse, de s’autoriser à envisager que travailler puisse être de l’ordre du “pouvoir s’accomplir”. L’autrice lui propose de s’attacher à penser son avenir professionnel en termes de “métiers” et non pas uniquement de “postes” évalués à l’aune de la valeur d’échange qu’ils permettent de dégager comme on le lui a appris. En effet, si d’une manière générale aujourd’hui, “le poste” occupé ne dit plus rien des travaux et des engagements qu’il recouvre (“plus tard je serai PDG … De Quoi ? Peu importe, mais PDG “…), le métier circonscrit bien davantage “un faire clairement identifié, une mission” généralement source de gratification pour celle ou celui qui l’exerce.
La notion de “métier” telle que la mobilise Céline Curiol ne renvoie pas à son usage dans les écrits qui, non sans un halo de mysticisme, font l’éloge du travail artisanal, Ici, cette notion a trait à la possibilité effective et incontestablement très valorisante de maîtriser ce qui est en train d’être fait en situation de travail, au sens qu’on donne à ce faire, et aussi, au pourquoi on le fait sous l’angle de la valeur d’usage. Céline Curiol laisse entrevoir à Eliot que raisonner en termes de métier permet de positionner son travail au regard des règles de l’art qui le fonde et dont le respect rend heureux et fier, de même qu’il constitue un tremplin pour l’amélioration et l’innovation. Selon l’autrice, c’est à partir du métier et de son lexique qu’Eliot pourra découvrir le type de travail qu’il sera en mesure d’aimer et ainsi s’extirper de la seule logique du poste conférant avant tout un statut d’emploi appréciable. Il doit donc “se demander ce qui rend passionnant un travail, une tâche” ; demande dont, pour l’essentiel, sa scolarité ne l’a pas conduit à la considérer comme des plus importantes, préférant lui inculquer en priorité l’impérieuse obligation d’être performant.

De la nécessité de renouveler son dictionnaire

Jeune très diplômé depuis peu, Eliot affronte donc les affres de la tension entre l’exigence de performance élevée qui lui est présentée comme rédhibitoire pour espérer durer dans un emploi de cadre supérieur et l’envie d’exercer un travail intéressant et épanouissant. Cette tension l’absorbe d’autant plus que dans son monde l’exigence de performance élevée est une norme décisive en ce sens qu’elle est considérée comme le fondement même de la réussite personnelle et sociale a laquelle sa trajectoire scolaire et familiale l’ont destiné et qu’il se doit d’honorer. Céline Curiol lui propose d’avoir une double réflexion : s’attacher à comprendre pourquoi être performant professionnellement tend à être le seul horizon qu’on lui enjoint d’atteindre et, comme il semble y aspirer, oser s’ouvrir à d’autres possibles : cela, sans négliger que, très probablement, son entourage n’adhérera pas aisément à sa démarche, du moins dans un premier temps.

Sachant la fonction centrale du lexique dans notre manière de percevoir et de penser le monde, Céline Curiol nourrit la réflexion à mener en questionnant les vocables qui scellent l’exigence de performance et en identifiant ceux susceptibles de donner du crédit à l’envie d’exercer un travail intéressant et épanouissant. Par exemple, il s’avère que “l’impératif du combat” qui structure la personnalité sociale du cadre supérieur contemporain prolonge plus que jamais “l’esprit de compétition” érigé par le système scolaire comme incontournable pour l’accès aux filières d’excellence. Mais, “l’excellence” doit-elle être uniquement comprise comme le résultat de “combats”, qui plus est, devant se succéder à toute vitesse afin d’optimiser le travail ? À l’inverse, pourquoi ne pourrait-on pas envisager “l’excellence” comme le produit d’une activité faite en ayant pu prendre le temps nécessaire “pour donner sa qualité à la réalisation finale, [pour] permettre d’amplifier la portée, de parfaire le trait, de récolter le fruit, de déceler la faille, de penser l’ouverture ?” De toute évidence, l’excellence ainsi reconsidérée suppose de substituer “l’attention” et “la curiosité” aux “certitudes” et “à la méfiance vis-à-vis de ce que nous ne maîtrisons pas”, substitution qui ne va pas de soi car elle relève d’un cheminement non-balisée par une signalisation désignant la bonne voie à emprunter. En effet, s’appuyer sur son attention et sa curiosité implique rien moins que de s’autoriser à prendre le risque de “s’accaparer la capacité imaginative à concevoir des développements, des extensions, des enrichissements” ; “s’accaparer” signifiant ici “faire sien” avec calme et persévérance, et non pas, “foncer” à la seule fin de gagner un combat dont pour l’essentiel les tenants et les aboutissants nous demeurent très opaques. Ces pistes de réflexion destinées à Eliot visent à l’aider à ne plus souffrir de ne pas ressembler à « certains de [ses] camarades [qui] semblent immunisés contre l’errance » mais à se servir de ses doutes pour trouver comment « faire ce qui lui permettra de s’aimer ».

À travers le prisme spécifique des jeunes très diplômés en quête de leur premier emploi, Prendre la tangente. Lettres à un étudiant d’aujourd’hui éclaire très pertinemment un questionnement plus général sur ce signifie travailler aujourd’hui. Céline Curiol y apporte des éléments de réponses en posant deux questions essentielles : qu’est-ce qu’un bon travail ? Et qu’est-ce qu’un travail susceptible de nous apporter à la fois sécurité et dignité ? Dans la foulée de Matthew Crawford (cité dans les lectures recommandées à Eliot), elle se demande notamment comment faire en sorte que le travail puisse être dans l’esprit des gens aussi un lieu et une expérience propices à vivre sa vie et non pas exclusivement consacrés à gagner sa vie.

Chroniqueuse : Eliane Le Dantec

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