Laura Morante, nièce de la grande Elsa Morante, après s’être fait un prénom comme danseuse, dans la compagnie de Patrizia Cerroni, puis en jouant ou tournant sous la direction des plus grands (Carmelo Bene, Giuseppe et Bernardo Bertolucci, Mario Monicelli, Pupi Avati, Nanni Moretti, Paolo Virzi, mais aussi Monteiro, Malkovich, Tanner, Vecchiali et Resnais), et en réalisant également des films comme « Ciliegine », (qui a obtenu le Globe d’or de la révélation des réalisateurs) a aussi entrepris d’investir le monde de l’écriture. Grande lectrice de Joyce, Kafka, Conrad ou Capote, privilégiant la forme brève, issue d’une famille résolument tournée vers la lecture et l’écriture, elle y revient, dans un recueil de nouvelles à la fois sensibles et cruelles, qui donnent vie à l’insaisissable, et dont le titre originel, « Brividi immorali », que l’on pourrait traduire par « Frissons immoraux » (conservé par ailleurs dans la nouvelle éponyme) exprime la tonalité. Ces « frissons immoraux », comme le dit l’autrice dans une interview de novembre 2018 pour le « Corriere di Torino », sont des « péchés véniels », naissant du « conflit entre le désir propre et le sens éthique », que chacun peut éprouver. Même si cette œuvre ne recèle « rien de strictement autobiographique », elle exprime des pensées, sentiments ou émotions qui sont propres à l’écrivain. Les personnages comblent la banalité de leur vie par l’adrénaline que procurent l’insécurité, la trahison, la manipulation, la transgression des règles établies, les entorses à la morale commune, en croyant la parer de quelque éclat illusoire. Femmes fragiles, en proie à leurs contradictions, hommes immatures, enfants cruels sont les protagonistes de cet univers dont la fragilité masque mal la violence, comme dans le récit confrontant deux adolescentes, Milena et Rosanna. Couples infidèles, figures adolescentes, alternance de voix féminines et masculines composent une galerie de personnages traités avec finesse.
Une femme se trouve, en allant au cinéma, l’involontaire témoin de l’adultère d’une amie. À partir de ce secret difficile, la narratrice, manipulée par l’amie en question, se retrouve empêtrée dans une série de non-dits, voire de mensonges, qui menacent son mariage, et font du témoin l’accusé… Ainsi s’ouvre le recueil, dont les nouvelles, qui ne se rejoignent jamais, présentent une thématique fédératrice, celle du mensonge, érigé au rang des beaux-arts. Car, comme le déclare un des personnages : « il faut mentir, il n’y a pas d’autre solution. »
Cette œuvre toute en subtilité, parfois absurde, se construit en référence à la musique, jouant sur des « interludes » qui opèrent paradoxalement un effet de fragmentation et de liaison, et des extraits de partitions insérées en début ou fin de texte. La musicalité de l’écriture de Laura Morante construit une mélodie aux tonalités jazzy, qui enveloppe le lecteur et le bouleverse. L’intitulé des nouvelles, une quinzaine en tout, regroupées par le sous-titre « contes et interludes », qui définit les vacillations du genre et le contenu des histoires, surprend parfois par son caractère loufoque : « Instructions pour dépasser les petites vieilles », « Bref interlude pour un dompteur », « Tristesse pour une courgette », à côté d’autres, plus classiques. L’univers de Laura Morante, au-delà de sa qualité d’écriture, analyse de manière implacable le destin de certaines figures, comme celui de la narratrice de « Mon amie Giovanna » qui, confrontée à un dilemme moral, finit par se retrouver piégée. « Instructions pour dépasser une petite vieille » décline, jusqu’à l’absurde, les stratégies efficaces pour parvenir à ce but. Le monologue du dompteur confronté au lion s’avère pour sa part extrêmement drôle.
La nouvelle est un genre dont la brièveté suscite des moments de tension et de crise l’apparentant au théâtre. Celles de Laura Morante, en explorant la sphère familiale (rapports conjugaux, sororité) ou amicale, renvoient à des vies ordinaires, dans lesquelles surgissent des conflits, dont l’apparente légèreté dissimule la gravité. La nouvelliste excelle à raconter des drames minuscules en captivant son lecteur. L’ironie s’y exerce, perçant la légèreté apparente. Le style acéré dissèque à l’envie les personnages de cette « foire aux vanités. »
Ainsi, l’univers de Laura Morante, élégant et feutré, joue sur les non-dits, les mouvements insaisissables du cœur, les vertiges, qu’elle raconte l’anorexie d’une jeune fille ou la venue au monde de chatons. Dans ce monde, on côtoie une forme d’absurde, emblématisée par cet étrange investisseur discutant du plan financier qui lui permettra de « déposer le scintillement de la mer » comme on dépose un nom ou un label. Le recueil « Quelques indélicatesses du destin » recèle, au-delà de sa dimension cruelle et ironique, une indéniable poésie.
Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm
Morante, Laura, « Quelques indélicatesses du destin : contes & interludes », Traduit de l’italien par Hélène Frappat, Rivages, « Littérature étrangère », 01/09/2021, 1 vol. (249 p.), 20€. Epub : 14,99€.
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