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Rainer Maria Rilke sublime l’amour dans ses lettres intimes

Rainer Maria Rilke, Il n’y a pas de plus grande force que l’amour, traduction Micha Venaille avec la collaboration d’Yvette Wiener, Les Belles Lettres, 22/08/2025, 136 pages, 11€

Et si aimer signifiait avant tout apprendre à être seul ? Dans ce recueil de lettres et de fragments, Rainer Maria Rilke dévoile une vision de l’amour à contre-courant des évidences romantiques. À travers une parole en perpétuelle tension entre solitude et lien, le poète des Élégies de Duino interroge notre capacité à aimer sans possession. L’amour y devient moins une fusion qu’un labeur exigeant, une épreuve métaphysique autant qu’un geste poétique.

Une préface qui ouvre les portes du sanctuaire

Micha Venaille, dans sa préface lumineuse, nous prévient d’emblée : ce Rilke amoureux pourrait surprendre ceux qui ne connaissent que le poète métaphysique des Élégies de Duino. « Pouvait-on imaginer que le poète des Élégies de Duino – Qui, si je criais, m’entendrait parmi la cohorte des anges ? – puisse nous parler, et parfois même très simplement, de la force poétique, et directe, aussi, de l’amour ? ». Cette question inaugure un parcours initiatique où l’amour, chez Rilke, se révèle comme « un pari et un apprentissage au lieu de nous perdre dans des jeux fragiles et frivoles auxquels certains se livrent pour se dérober à la gravité de l’existence ». Dès ces premières pages, le ton est donné : nous entrons dans un territoire où l’amour devient ascèse, où la solitude partagée dessine une géographie nouvelle des sentiments, où chaque lettre, chaque poème, trace les contours d’une métaphysique incarnée.

Le contexte d’une correspondance amoureuse plurielle

Les Belles Lettres nous offrent ici une constellation de textes — lettres, poèmes, fragments — adressés à ces femmes qui ont traversé, illuminé, parfois brûlé l’existence de Rilke : Lou Andreas-Salomé, Clara Rilke-Westhoff, Magda von Hattingberg surnommée Benvenuta, Baladine Klossowska dite Merline, Marina Tsvetaeva, Claire Goll, Lisa Heise, et cette mystérieuse Mimi Romanelli, « l’amie vénitienne ». Chacune de ces destinataires devient, sous la plume du poète, une fenêtre ouverte sur l’infini, une occasion de transmutation du réel par la lettre d’amour, cette forme littéraire que Rilke élève au rang d’art sacré. Le livre révèle comment ces correspondances constituent un véritable laboratoire où s’élabore une pensée radicale de l’amour comme travail intérieur :

Je suis là, silencieux, d’une confiance absolue devant les portes de la solitude, car je pense que c’est la plus noble tâche à accomplir dans l’union de deux êtres : que l’un monte la garde de la solitude de l’autre.

Une écriture qui sculpte l’absence et la présence

L’architecture stylistique de ces lettres révèle un Rilke maître de la métamorphose verbale, capable de transformer l’absence en présence palpable, la distance en proximité absolue. À Magda von Hattingberg, il écrit : « Chère, oh, chère, oh, qui annules la distance qui nous sépare ! » , créant par l’accumulation et l’apostrophe une incantation qui abolit l’espace. Les métaphores organiques prolifèrent, transformant l’être aimé en paysage cosmique : « Chaque souffle de vent sur ton front t’embrasse de mes lèvres et chacun de tes rêves te parle avec ma voix », écrit-il à Lou Andreas-Salomé, tissant entre les amants une toile invisible où chaque élément du monde devient messager. Cette prose poétique, saturée d’images sensorielles et de correspondances baudelairiennes, oscille perpétuellement entre l’exaltation mystique et la tendresse la plus concrète, créant ce que l’on pourrait nommer une phénoménologie de l’amour où le corps devient « écriture du sacré », selon la formule même du livre.

L’amour comme géométrie invisible entre deux solitudes

La portée symbolique de cette œuvre dépasse largement un recueil de correspondances amoureuses pour proposer une philosophie de la relation, où l’amour devient paradoxalement école de solitude. « Aimer signifie être seul », affirme Rilke dans une formule lapidaire qui condense toute sa pensée. Cette solitude, toutefois, n’est ni abandon ni isolement, mais condition nécessaire à l’épanouissement de l’autre, espace sacré où chaque être peut déployer son essence propre. Le poète développe ainsi une conception révolutionnaire de l’amour moderne, prophétisant un temps où « l’homme et la femme, libérés de tous sentiments malavisés et de désirs fallacieux ne chercheront plus un autre comme le contraire d’eux-mêmes mais comme l’union entre un frère et une sœur ». Cette vision, étonnamment contemporaine dans sa compréhension de l’émancipation féminine et de l’égalité des êtres, fait de Rilke un visionnaire dont la pensée résonne particulièrement avec nos questionnements actuels sur les liens amoureux, la solitude choisie, l’autonomie affective.

Une invitation à réinventer l’amour pour notre époque

Ce magnifique ouvrage arrive à point nommé dans notre époque saturée de connexions virtuelles, mais affamée de liens authentiques. Les lettres de Rilke nous rappellent que l’amour véritable exige patience, lenteur, attention ; vertus rares dans un monde gouverné par l’instantanéité. Il n’y a pas d’autre force dans le monde que l’amour, proclame le poète, mais cette force demande à être cultivée, travaillée, approfondie comme on travaillerait une œuvre d’art ou comme on s’adonnerait à une pratique spirituelle. Le livre nous interroge finalement sur notre capacité contemporaine à supporter cette intensité, cette exigence de l’amour rilkéen qui refuse les compromis et les facilités pour ériger la relation amoureuse en voie d’accomplissement existentiel. Et si aimer, comme le suggère subtilement l’ouvrage, consistait avant tout à « veiller sur la solitude de l’autre », à créer cet espace sacré où chacun peut devenir pleinement lui-même tout en étant profondément lié à l’autre ? Cette question, que Rilke pose avec une acuité troublante il y a un siècle, conserve aujourd’hui toute sa pertinence et son urgence, faisant de ce recueil une boussole précieuse pour naviguer dans les eaux troubles de l’amour contemporain.

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