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Raphaël Gaillard, L’homme augmenté : futurs de nos cerveaux, Grasset, 10/01/2024, 1 vol. (347 p.), 22 €.

Tout commence en 2016 lorsque Elon Musk, l’homme de Tesla, Paypal, SpaceX, Twitter, s’attaque pour “X raison” à l’Intelligence Artificielle (IA) – les cinéphiles pensent à A.I., Artificial Intelligence (2001) de Spielberg avec un enfant-robot programmé pour aimer sa mère humaine – et crée la start-up Neuralink afin d’hybrider le cerveau et l’informatique. Fantasme ou mégalomanie, il ne faut pas se demander quand l’IA dépassera l’intelligence humaine mais comment s’armer pour y faire face (on songe à Skynet de Terminator (2004) de Cameron). Si l’IA soigne déjà en partie les maladies mentales (schizophrénie, autisme, maladie de Parkinson), l’ambition de Musk est d’augmenter la puissance du cerveau. Si les appareils auditifs permettent une audition normale et améliorée, l’opération est plus ardue pour le cerveau qui n’est pas formé de couches successives mais, structurellement hétérogène, de parties spécialisées dans une fonction. Le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile et si la bile se collecte dans la vésicule biliaire, s’écoule vers l’intestin et permet la digestion, la pensée agit sur le cerveau, la pensée et le cerveau ne font qu’un et interagissent. Un millimètre de cerveau qui manque (suite à un AVC) et le patient est incapable de s’exprimer : il entend et comprend mais ne peut répondre (aire de Broca touchée) ou il entend et ne comprend pas et parle dans un langage incompréhensible (aire de Wernicke touchée). Quant à la lecture, privé de quelques millimètres de cortex, le patient ne peut plus lire mais peut écrire (alexie sans agraphie). Une case en moins et la lecture s’enraye, c’est le paradigme de la neuropsychologie. La question de l’IA n’est pas de s’intéresser au déficit mais à l’augmentation du cerveau et de la case en plus, c’est-à-dire de l’emboîtement de cette case avec une case existante avec l’implantation d’une puce de silicium renforçant une fonction, mais non l’ensemble du cerveau. Neural lace, cette puce, symbolise le lasso qui attrape un bout de cerveau, s’y connecte, capte les cellules proches et les fait interagir avec le PC. L’homme augmenté n’a pas de super pouvoirs, seules certaines fonctions sont augmentées. Il faut relativiser ce surcroît en pensant aux personnes subissant une transplantation cardiaque, leur espérance de vie est plus courte.

L’homme qui valait trois milliards

L’auteur multiple les exemples où la technologie répare les corps. La moelle épinière est le système de commande liant le cerveau aux muscles et assurant le retour des informations sensorielles du corps vers le cerveau. Une lésion de la moelle épinière peut occasionner une paralysie importante selon la section atteinte : paraplégie (lésion dorsale) ou tétraplégie (lésion cervicale). L’urgence est de supprimer la compression et de stabiliser la colonne vertébrale par une intervention chirurgicale. Les interfaces cerveau-machine rouvrent les commandes des bras et des jambes. Le dispositif Freehand System utilise ainsi la motricité résiduelle des épaules pour commander la main par un système qui convertit les signaux des épaules en signaux électriques agissant sur les muscles. À Havard en 2006, une électrode munie de 96 capteurs est implantée dans le cortex d’un homme de 25 ans tétraplégique. L’interface cerveau-machine commande un bras robotique qui permet des actions simples perdues : ouvrir un courriel, boire à la paille une canette de soda. C’est le scénario de la série de SF L’Homme qui valait trois milliards (six millions seulement en VO) avec l’astronaute et colonel Steve Austin qui a deux jambes, un bras et un œil bioniques greffés suite à un crash. Le générique précise : “il sera supérieur à ce qu’il était avant”. Il est bien un homme augmenté, un surhomme doté de super pouvoirs. Id. pour Super Jaimie (The Bionic Woman) dotée d’une ouïe augmentée.

De l’autre côté du miroir

S’agissant du membre fantôme, l’amputation consécutive à un accident de la route occasionne pour 90 % des personnes une douleur persistante alors que la main ou la jambe n’existe plus. Le cerveau n’a pas assimilé la perte du membre et lui prête de signaux inexistants. La thérapie miroir soigne cette douleur : comme le membre n’envoie plus de message sensitif au cortex, on envoie un message visuel. Le patient regarde le membre qui lui reste dans un miroir en le bougeant. Cette vision envoie un message fictif au cerveau qui croit que le membre amputé refonctionne et qui, leurré, fait disparaître la douleur qui existait depuis des années. Dans Matrix (1999) des Wachowski, autre réf alicienne, le cerveau est un ordinateur qui assimile en un clin d’œil des compétences nouvelles : parler le mandarin, maîtriser les arts martiaux, piloter un hélicoptère. Mais une telle mise à jour est impossible : la moindre compétence implique une myriade de connexions et un souvenir est lié à des millions de neurones interconnectés. Certains médicaments et drogues rendent intelligents, les smart drugs ou psychostimulants : nicotine, caféine, cocaïne, amphétamines, corticoïdes, nootropiques (la longue liste est connue des étudiants en médecine). A contrario, comment effacer la mémoire ? Dans Eternal Sunshine (2004) de Gondry, Clémentine, suite à une dispute avec Joël, son petit ami, se fait effacer tous les souvenirs de lui. Il fait de même pour elle. Dans Vol au-dessus d’un nid de coucou (1976) de Forman, on utilise les électrochocs. L’auteur est pour leur utilisation dans les dépressions, leurs effets secondaires n’étant que des troubles de la mémoire limités à la période de leur utilisation. Pour bloquer les impressions négatives dont l’anxiété, il recommande le Propanol, un bêta-bloquant (qui aussi un dopant contre le trac), et la technique psychothérapeutique EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) qui consiste à provoquer des mouvements oculaires réguliers pendant que le patient narre son expérience traumatique.

Retour vers le futur ou retour de bâton

Raphaël Gaillard est psychiatre et chercheur en neurosciences, responsable du pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’hôpital Sainte-Anne et de l’Université Paris Cité. Grand Prix Jacques de Fouchier pour son livre Un coup de hache dans la tête, Folie et créativité (Grasset, 2022), l’auteur fait derechef réfléchir avec L’homme augmenté en révélant le côté sombre de l’IA sur les futurs de nos cerveaux. L’hybridation cerveau-machine est déjà dans notre quotidien et frappe “bel et mal” là où “on n’y pense pas”. La multiplication des écrans et des objets connectés et la sacralisation monopolistique et asservissante des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) atteignent la santé mentale de nos sociétés. La fabrique du crétin digital, déjà dénoncée en 2019 par Michel Desmurget (Seuil, Prix spécial Fémina Essai), engendre l’homo numericus à la mémoire de petit poisson rouge perdu et noyé dans les réseaux sociaux, marionnette d’une technologie toxique aux mains d’une élite toujours plus riche. Cette hybridation n’est pas sans effets secondaires négatifs sur les esprits dont la mémoire devient atrophiée et même superfétatoire. Un seul clic permet d’accéder à la mémoire infinie du Web, voire à ChatGPT qui engendre des articles structurés en un temps record. Pourquoi penser ? Pourquoi rédiger ? Le vocabulaire s’appauvrit, le subjonctif imparfait se fossilise, la syntaxe s’allège, la finesse disparaît, la critique s’envole. Pis le débat démocratique et politique disparaît sous le joug des réseaux sociaux qui, à l’abri de l’anonymat, exacerbent une violence verbale, imposent une mono-pensée plate et censurent activement. En France, “3 millions de personnes, soit 4,5 % de la population, prétendraient définir l’actualité de toute une nation”. Génie ou zombie, l’homo sapiens connecté doit choisir son issue et il “IA urgence”. Au risque d’étonner, l’auteur conclut sur l’aspect fondamental de la lecture, cette “maladie textuellement transmissible” :

Il se pourrait bien que le livre soit le seul à même de nous conserver entiers dans cette puissante transformation par la technologie (...). Il faut dire que l'écriture - et donc la lecture - est la grande affaire de l'Humanité. Elle ne signe pas seulement le passage de la Préhistoire à l'Histoire, elle constitue notre hybridation première. Un livre, de plomb ou de papier, c'est déjà une annexe de notre cerveau, une prothèse cérébrale, un hors-de-soi que nous acceptons de partager, et qui en retour nous transforme. En passant de la tradition orale à la tradition écrite, nous avons consacré cet objet comme réceptacle et comme don de nos savoirs, de nos identités. Il se pourrait bien que cette hybridation, l'écriture, porte en elle toutes les autres. Il se pourrait bien qu'elle en soit la propédeutique.

L’homme augmenté ou Les futurs de nos cerveaux face à l’IA est un essai pensé qui “donne à panser”, dense et docte, riche de cas pratiques médicaux, de références littéraires, cinématographiques et philosophiques (l’auteur est spy). Il faut absolument lire ce livre ! Lire non seulement instruit mais, surtout, rend plus intelligent !

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Chroniqueur : Albert Montagne

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