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Violette Leduc, Ravages, établissement du texte et notes d’Alexandre Antolin, Anaïs Frantz et Mireille Brioude, sous la direction de Margot Gallimard, préfaces de Camille Froidevaux-Metterie et Mathilde Forget, Gallimard, 02/11/2023, 1 vol. (437 p.), 23€.

La publication en 1955 aux prestigieuses éditions Gallimard du roman autobiographique Ravages, de Violette Leduc, est entachée par un retentissant cas de censure éditoriale révélateur des tabous de l’époque. En effet, faisant fi de la réputation d’audace de la maison fondée par Gaston Gallimard en 1911, son comité de lecture, composé pourtant d’éminences comme Raymond Queneau ou Jean Paulhan, impose à l’autrice des coupes drastiques portant sur les passages jugés les plus scandaleux. Plus de 150 pages évoquant une relation homosexuelle adolescente sont ainsi purement et simplement supprimées de l’ouvrage avant publication. Scènes de sexualité crue, avortement, viol : tous les épisodes susceptibles d’être considérés comme subversifs par le lectorat conservateur des années 1950 sont impitoyablement sacrifiés sur l’autel du conformisme moral.
Derrière ce deux poids deux mesures dans le traitement réservé à Violette Leduc se pose inévitablement la question de la différence genrée dans la liberté d’expression en littérature. Pourquoi une femme se verrait-elle interdire d’explorer les tréfonds de la sexualité et du désir avec la même crudité qu’un Henry Miller, ou le parfum de scandale du génial Maurice Sachs ? Pourquoi son aspiration légitime à sublimer ses tourments intimes se heurterait-elle au scandale, là où un écrivain homme verrait son génie loué ? En censurant les passages les plus charnels du “roman préféré” de Violette Leduc, au mépris de son désir de les voir publiés dans leur intégralité, le comité de lecture de Gallimard se rend ainsi coupable d’entraver la liberté créatrice des autrices.
Bâtarde” née d’amours interdits, Violette portait en elle le stigmate de sa différence et de sa marginalité. Comme une plaie originelle qui ne se refermerait jamais, l’illégitimité de sa naissance la vouait à n’être jamais tout à fait acceptée, jamais tout à fait intégrée dans le cercle fermé de la respectabilité. Aussi, lorsque les censeurs lui arrachèrent les pages brûlantes de son Ravages, ce furent non seulement son intégrité d’écrivaine, mais aussi sa dignité de femme qu’ils mirent à mal. En niant la vérité de sa voix, ils réactivaient en creux le déni dont elle avait fait l’objet dès sa prime enfance. La blessure de l’expurgation résonnait dans son âme meurtrie comme l’écho familier et lancinant du rejet qui l’avait fait naître sans nom.
Le combat que mènera Violette Leduc toute sa vie durant pour donner à lire la version non expurgée de ce texte fondateur pour elle, est révélateur des luttes féministes qui exploseront dans les décennies suivantes. En publiant aujourd’hui, près de 70 ans après sa publication tronquée, la version complète de ce Ravages “assassiné” par la censure éditoriale, augmentée des passages censurés à l’encre violette, il s’agit donc de réparer un véritable drame littéraire et éditorial.

Gallimard du mythe à la réalité : derrière la façade, les démons de la censure

Sous des dehors de maison d’édition progressiste et audacieuse, Gallimard fait preuve en 1955 d’une étonnante frilosité en censurant des passages entiers du manuscrit de Ravages. Un comité de lecture aussi prestigieux semble a priori constituer un garant des avant-gardes artistiques et littéraires. Difficile dès lors de comprendre comment de telles sommités intellectuelles en sont venues à amputer Violette Leduc des passages les plus charnels de son “roman préféré”.
Plusieurs facteurs explicatifs peuvent être avancés. Tout d’abord, le spectre de la censure étatique agité par Lemarchand a pu jouer un effet repoussoir. Même chez un éditeur engagé, le principe de précaution primera face aux risques judiciaires. Ensuite, on ne peut exclure une forme de paternalisme teinté de conservatisme chez ces figures tutélaires. Soucieux de préserver les bonnes mœurs d’un lectorat perçu comme un éternel mineur, ils se font les relais d’une forme de censure intériorisée visant à dicter aux femmes leur liberté d’expression.
Mais au-delà des intentions individuelles, c’est un effet systémique qui est à l’œuvre. En 1955, année encore marquée par un ordre moral rigide issu de l’après-guerre, la société n’est pas prête à découvrir une plume féminine explorant la sexualité avec une telle franchise. Censure étatique, paternalisme éditorial et conformisme ambiant se conjuguent pour museler Violette Leduc, coupable d’avoir osé écrire le désir au féminin avec ses mots à elle. Il est intéressant de noter que tandis que Violette Leduc se heurtait en 1954 aux réticences Gallimard, la prime jeunesse Françoise Sagan rencontrait, la même année, la bienveillance de l’éditeur Julliard qui accueillait sous ses presses le sulfureux Bonjour Tristesse. Certes, le récit de la folle passion adolescente entre Thérèse et Isabelle que nous livre Violette Leduc dans les passages proscrits de son œuvre eût sans nul doute paru bien plus subversif à la société corsetée de l’époque que les libertés, somme toute mesurées, que s’octroyait la jeune Cécile de Bonjour Tristesse.

Ravages de papier, ravages de chair : les cicatrices indélébiles de la censure

Au-delà de l’atteinte à la liberté d’expression que constitue la censure éditoriale de Ravages, les conséquences concrètes sur le texte lui-même et sa portée symbolique sont désastreuses. Car ce sont bien plus de 150 pages que Gallimard coupe impitoyablement, celles évoquant la passion homosexuelle adolescente entre Thérèse et Isabelle. Un véritable membre arraché, dont l’absence déstructure l’ensemble du récit.
Privé de ce passage fondateur, le roman perd l’essence même du projet initial de l’autrice : dépeindre par le menu et avec acuité toutes les facettes de l’éveil à la sexualité d’une femme. Ce récit de formation au féminin se trouve ainsi grandement appauvri par le découpage imposé par la censure éditoriale. Mais le déséquilibre va même plus loin en recentrant de fait toute la trame narrative autour de l’hétérosexualité et de la relation avec Marc. Ce qui catalyse en creux les fantasmes masculins d’une époque ne concevant la vie des femmes qu’à l’aune de leurs partenaires.
Pour Violette Leduc, il ne s’agit pas uniquement d’accepter l’amputation d’un passage littéraire, aussi important soit-il. C’est sa propre chair qui se trouve meurtrie, son intimité mise à nue qui est niée et dépréciée par le comité de lecture Gallimard. Telle une écrivaine fantôme, elle va jusqu’à évoquer le sentiment de perdre une partie d’elle-même. Et de fait, les blessures psychiques seront tenaces, entre décompensation et tentatives désespérées de réhabilitation de son œuvre bafouée.

Le début supprimé, la suite n’aura pas de poids. Thérèse manquera de pesanteur. Il s’appelait Ravages. Tu es mort, n’est-ce pas ? Dis-le-moi à l’oreille. Tu t’appelais Ravages, mon pauvre petit. Ils t’ont séparé de toi-même, ils m’ont séparé de toi. Je ne guérirai pas de notre amputation.

Ainsi, derrière les conséquences purement littéraires des coupes opérées dans Ravages, se joue une véritable violence symbolique faisant de Violette Leduc l’incarnation du corps féminin censuré parce qu’osant s’exprimer librement sur le désir et la sexualité depuis sa propre intimité.

Rendre justice ou entériner une mutilation ? Les apories d'une réédition posthume

Si la censure subie en 1955 porte un coup fatal à Violette Leduc, qui se décrit volontiers comme une “écrivaine assassinée”, l’autrice n’abdique pas pour autant son combat acharné pour voir son roman réhabilité. Un combat posthume qui concerne la postérité et les générations de lectrices à venir autant que la reconnaissance personnelle.
Certes, dans un premier temps, Violette Leduc doit se contenter d’une stratégie de contournement en faisant paraître des extraits tronqués de son texte maudit. Quelques passages de la “love story” adolescente sont ainsi diffusés dans La Bâtarde en 1964. Puis en 1966, une version édulcorée de l’intégralité de l’épisode est publiée chez Gallimard. Autant de demi-victoires, de succédanés frustrants pour l’autrice.
Il faudra finalement attendre près de 70 ans après la censure initiale pour que soit rendu accessible au grand public l’intégralité du texte originel. Grâce à un patient et méticuleux travail de reconstitution à partir des archives de Simone de Beauvoir, ce Ravages remis en pièces et en cohérence sort enfin de l’ombre en 2023.
Pour autant, malgré ce travail éditorial salutaire, ne subsiste-t-il pas quelque chose de fantomatique dans le retour posthume de cette œuvre mutilée ? Tout comme le corps de la femme porte à jamais, au plus profond de sa chair, les stigmates d’un avortement subi, fût-il clandestin, l’œuvre littéraire victime de la censure conserve en filigrane les marques indélébiles de cette violence originelle. Entre le Ravages imaginé par Violette Leduc et la version publiée près de 70 ans après, la fracture est aussi irrémédiable que celle créée dans le ventre de Thérèse par les instruments des faiseuses d’anges. Peu importent les efforts ultérieurs pour restituer la vérité du texte, le roman amputé demeure à jamais un membre fantôme pour une autrice elle-même meurtrie dans son intégrité d’écrivaine et de femme, par le scalpel de la censure éditoriale.

Réhabiliter Violette Leduc et Gallimard

En publiant cette édition intégrale de Ravages, Gallimard opère un travail mémoriel réellement précieux. Outre la réhabilitation de Violette Leduc dont on mesure mieux la modernité de l’écriture, c’est aussi un pan occulté de l’histoire de la maison qui est mis en lumière. Car ce n’est pas seulement l’autrice, mais aussi l’éditeur qui gagne à assumer ce passé de censure interne. En reconnaissant les dommages collatéraux qu’a occasionné la frilosité de ses lecteurs sur le texte, Gallimard montre que la liberté d’expression n’est pas un acquis éternel, même dans une maison progressiste.
Alors que le droit des femmes de disposer librement de leur corps est aujourd’hui remis en cause, relire le texte visionnaire de Violette Leduc prend une résonance toute particulière. Son récit prémonitoire d’une intimité féminine émancipée et assumée, dont la publication intégrale dès 1955 aurait fait l’effet d’une déflagration libératrice, rappelle combien chaque génération doit rester vigilante. Vigilante face à ceux qui, hier comme aujourd’hui, préfèreraient réduire les femmes au silence quand elles osent parler de leur intimité en des termes qui ne sont pas ceux des hommes.
Car derrière le combat de Leduc contre la bien-pensance de son époque, c’est la même volonté de contrôler le corps des femmes qui continue de prospérer insidieusement aujourd’hui. Gallimard, en rééditant ce roman censuré dans une version conforme aux vœux de l’autrice, prend ainsi une part active à ce combat intemporel pour la liberté des femmes à disposer d’elles-mêmes. Un combat qui appartient à toutes les générations passées, présentes et à venir.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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