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Elodie Hachet, Toto, des origines à l’original : la figure d’Antonio De Curtis dit Toto dans le cadre de la dramaturgie comique, Éditions Mimésis, 22/06/2023, 1 vol. (364 p.), 28€.

Antonio de Curtis, dit “Toto”, souvent comparé à Charlot ou Louis de Funès, est considéré comme le plus grand comique du théâtre et du cinéma italien. Acteur d’une très grande popularité, il a su perdurer, même s’il n’a jamais fait de carrière internationale. Pourquoi cet ancrage spécifiquement italien ? Quelles sont les raisons de son succès ? Ce sont quelques-unes des questions que pose Elodie Hachet dans le livre consacré à l’acteur, Toto, des origines à l’original, qui s’efforce de permettre au lecteur de mieux comprendre la dimension artistique et esthétique de cet acteur, marqué par une constance créative. Toto ne cesse d’étonner, car “l’originalité de son jeu et de sa gestuelle donnent une substance particulière et inédite au personnage qu’il incarne.” L’auteure se fonde sur un texte de Pasolini, qui met l’accent sur la dimension poétique et la réinvention perpétuelle de soi par l’acteur, pour répondre à ces questions. La biographie de Toto met l’accent sur le caractère paradoxal du personnage, entre aspiration à la respectabilité et “conscience de la vanité du jeu social“.

Toto, un masque incarné : la fusion du théâtre et du cinéma

Très riche, le livre d’Elodie Hachet explore de multiples pistes, et s’attache à réhabiliter ce comédien, véritable star du comique, avec toutes les implications sociologiques de ce terme. Elle étudie la place particulière qu’il occupe au sein du cinéma italien, qu’il s’agisse de comédies populaires ou de films d’auteurs comme ceux de Pasolini, qui lui a confié quelques-uns de ses plus beaux rôles.
La première partie du livre traite de la formation de l’acteur, ses multiples influences et ses sources d’inspiration. Elle définit Toto comme “un masque incarné”. Il doit beaucoup à la culture populaire, mais se singularise par sa créativité et son goût de l’innovation. Héritier du music-hall, qui lui a permis de développer un talent d’improvisateur, lui-même emprunté à la commedia dell’arte, Toto se caractérise par sa spontanéité, tout en mêlant avec virtuosité divers genres théâtraux. L’écrivain Alberto Moravia l’a défini comme un grand clown. Cette dimension clownesque apparaît dans certains de ses films, comme la fameuse scène des spaghettis de Misère et noblesse. Mais on peut également établir un parallèle entre lui et la figure du jongleur. À ses débuts, il a imité un comédien napolitain, Gustavo De Marco, avant de subir l’influence de l’acteur et dramaturge italien Petrolini, encensé par les futuristes, inspirateur du “masque de Toto”, qui est son visage même. Mais très vite, comme Chaplin ou Tati, Toto est devenu le sujet des films qu’il interprétait. Selon Elodie Hachet :

L’assimilation de Toto à un être tout entier conçu pour le jeu, un corps artificiel mais aussi mécanique, donne à voir toute la singularité visuelle de l’acteur.

Toto : un crieur public dans l'univers du cinéma

Toto constitue aussi un personnage carnavalesque, car son comique puise ses racines dans la tradition du carnaval, en particulier avec la figure du pazziarello, “un Napolitain fou, plaisantant, jouant”, dont le nom dériverait pour certains du verbe grec paizen, jouer. Ce terme issu du dialecte napolitain renvoie à une sorte de crieur public, faisant la publicité pour les biens d’autrui, qu’il vend. Le pazziarello apparaît à la frontière entre commedia dell’arte et carnaval. L’uniforme qu’il revêt contraste avec son caractère grotesque. Tel Polichinelle, il est porteur “d’une valeur archétypale du concept de faim”, en lien avec la satisfaction des besoins primaires, comme manger. Elodie Hachet analyse toute la spécificité du jeu d’acteur de Toto, dans son interprétation du pazziarello, qui rend ce dernier unique, à travers divers exemples tirés de ses films, en particulier L’Or de Naples. Le pazziarello, qui ne se contente pas d’ouvrir le carnaval, assume également la fonction de messager, chargé d’informer les personnes analphabètes d’actions de promotion. Cette fonction existe encore lorsque Toto l’incarne dans le film. Enfin Toto, par le biais de son personnage, devient une figurine des célèbres crèches de la ville, constituant ainsi l’identité culturelle napolitaine.

Du carnaval au futurisme : les multiples visages de Toto

Pourtant, le personnage complexe de Toto ne se limite pas à ces aspects. Elodie Hachet le rapproche volontiers de la FEKS, ou Fabrique de l’acteur excentrique, fondée par Kozintsev et Trauberg en URSS dans les années 1920. L’acteur s’amuse, dans certains de ses films, à détourner l’usage des objets, se positionne de façon très personnelle face à l’objectif de la caméra, et joue sur le décalage d’une manière qui fait songer “à la vision futuriste d’une utilisation mécanique.” Proche de Depero et du futurisme, il apparaît comme un “acteur marionnette”, un robot, un héros de “ballet mécanique”. Dans Toto en couleurs, on voit intervenir de manière très manifeste l’usage de la peinture futuriste, par la réutilisation qu’opèrent certains personnages de motifs picturaux. Il semblerait aussi que l’histoire de l’art fournisse “des éléments à ses répliques”. Divers films, comme Qu’est-ce que les nuages de Pasolini, où Toto jour le rôle d’un Jago-marionnette, reflètent l’influence de cette avant-garde. Aujourd’hui, le nom de Toto pourrait constituer un poncif, au sens baudelairien du terme, comme celui d’Auguste, Pierrot, Gilles ou Scaramouche.

Langage et résistance : la carrière cinématographique de Toto

Le livre d’Elodie Hachet met l’accent sur l’inventivité de l’acteur à travers ses improvisations, mais aussi ses innovations langagières. Dans certains de ses films, il fait appel à des formes dialectales, bien que son langage ne se réduise pas seulement au dialecte, dont il fait un usage expressionniste en jouant sur les déformations en dépit de la vraisemblance. Il contribue à l’histoire linguistique italienne, grâce à un langage aussi sonore que malléable, manipulable même, qui repose sur les différentes fonctions du langage, conative, phatique, poétique, métalinguistique. Cet emploi spécifique de l’usage des sons s’accompagne d’un usage “kaléidoscopique” des langues vernaculaires, qui marque “le triomphe du plurilinguisme sur le monolinguisme.” Au contraire de Charlot, Toto s’affirme comme “un acteur résolument parlant”, dont le langage s’enrichit d’inventions lexicales, comme suonifero remplaçant sonnifero, qui renvoie à la propriété de faire chanter les gens au lieu de les endormir. Il a aussi recours au grammelot, né de la commedia dell’arte, que Toto transpose à l’écran, un langage par lequel on s’exprime sans mots en recourant à l’expressivité des sons, pour embrouiller l’interlocuteur. Quant à la gestuelle de l’acteur, elle provient d’une série de gestes des habitants de Naples, hérités de la Grèce antique, qui vient réactiver l’héritage du passé, ou s’attache à réinterprèter les conventions du music-hall.
Enfin, la dernière partie de l’ouvrage s’interroge sur les trente années de carrière de Toto, et la manière dont il a traversé le cinéma italien, à contre- courant des diverses périodes. Elle explore sa carrière sous le fascisme (populaire ou contestataire ?) puis à l’âge d’or de la comédie italienne, questionne la dimension parodique de son art, son caractère de résistance culturelle, l’influence du néo-réalisme sur l’acteur et ses caractéristiques de personnage néo-réaliste, puis, enfin, sa qualité d’auteur dans le cinéma d’après-guerre, dans une comédie italienne, conçue comme un outil d’investigation sociale, met en évidence Toto acteur épique selon Dario Fo, avant d’analyser ses films avec Pasolini.

L'incompris Toto : une étude multidisciplinaire de sa grandeur

Très riche et très documenté, le livre d’Elodie trace un portrait complexe et attachant de l’acteur. Elle fait revivre Antonio de Curtis, dit Toto, en montrant la grandeur du personnage, souvent sous-estimé. Ses analyses brillantes, fondées sur l’anthropologie, la sociologie, l’histoire du cinéma et l’étude des films, construisent une argumentation destinée à la réhabilitation du comédien, qui éclaire trente ans de cinéma italien. Le livre le replace dans son contexte et met en évidence les différentes facettes d’un comédien unique, tant au théâtre qu’au cinéma, qui a su imposer un personnage. Toto, star du cinéma italien, connaît un regain d’intérêt auprès des jeunes générations. Le livre d’Elodie Hachet suscite chez le lecteur le désir de voir ou de revoir ses films, qu’il éclaire d’un jour nouveau, des comédies populaires aux chefs d’œuvres, de L’Or de Naples à Uccellaci Uccellini.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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