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Christine Guinard, Vous étiez un monde, Gallimard, 19/10/2023, 1 vol. (55 p.), 14€.

Aimé Césaire écrivait : “Il y a une mémoire d’au-delà de la mémoire : c’est ce qui remonte à la surface grâce à ces grands coups de sonde que constituent l’acte poétique.”

Et ce sont ces grands coups de plume qui nous caressent avec la poésie de Christine Guinard, dans son recueil Vous étiez un monde, publié cet octobre chez Gallimard. L’auteure nous offre une véritable plongée au sein de l’intime, celui du poète, mais aussi cet intime universel, ce retour aux origines qui fait écho en nous. Le recueil interroge aussi la condition humaine, notre place et surtout notre part de responsabilité face à ce monde en perpétuelle destruction : “Je ne raconte pas d’histoire ou bien elle s’infiltre, elle suit le mot et tisse.” (p. 41) Christine Guinard ne raconte pas d’histoire, mais l’Histoire d’une intimité collective.

Retour vers le passé

Dans Vous étiez un monde, la poésie devient messagère d’un passé lointain, flou, dont on saisit quelques images, quelques fantômes sans visage qui viennent nous hanter, ou simplement nous visiter :

“et je la crois – qui est là qui n’oublie pas
on a les yeux brumeux du rêve – là – qui veille” (p.18)

Cette brume dessine des silhouettes qui résonnent pour l’auteure, mais aussi pour nous, lecteurs qui associons, indirectement, à ces figures inconnues des âmes familières. La particularité de Christine Guinard étant, d’ailleurs, de mettre en avant des personnages féminins :

“- éternelle et charnelle comme la terre natale, comme ce monde abandonné aux femmes, les guérisseuses, les infirmières de fortune, les berceuses d’enfants affaiblis.” (p.11)

Les femmes sont les grandes héroïnes de l’Histoire dans Vous étiez un monde. Christine Guinard raconte ainsi les oubliées, les guerrières de l’ombre, les battantes dont on ne souvient plus des noms, mais qui nous rappellent étrangement nos grands-mères, nos arrière-grands-mères. Les survivantes, parfois de corps, souvent d’âmes, celles qui traversent le temps et nourrissent les racines de notre être : 

[…]
elles sont d’avant-guerre et couturières, elles ont traversé la guerre et les frontières
elles sont d’après-guerre et rebâtissent le monde là, en exil
ici demeurées, elles rebâtissent et c’est ce qui reste à faire toujours
quelle autre urgence ?” (p.19)

La poésie laisse ainsi place à une certaine sensibilité éprouvée par tous de par nos mémoires transgénérationnelles, et aussi la force des souvenirs qui s’efface avec le temps tout en laissant une empreinte indélébile dans nos esprits.

Douce violence

Ce qui reste frappant dans l’œuvre de Christine Guinard, c’est la manière dont la violence des émotions s’adoucit par les mots. Les images, tranchantes et touchantes, défilent. Ce monde brûle, mais la poésie survit :

Tu me dis que le monde brûle
je ne te crois pas
mais je le vois” (p. 39)

Point de mots crus. C’est par la douceur qu’on retrouve la brisure, l’origine de la douleur que seule l’écriture peut réhabiliter. Lire les mots de Christine Guinard, c’est risquer de voir la corde sensible sur laquelle nous marchons se rompre. C’est prendre le risque de basculer dans ce chaos effrayant, mais salvateur, celui qui compose des bribes de réponses à nos questionnements les plus profonds :

Après le Styx s’il demeure un éclat de mémoire
entrer là pour toujours
dans le noir” (p.33)

Nous sommes un monde

Au-delà de l’intime exploré par la poétesse, le fil conducteur ainsi fragmenté met en évidence les liens, les connexions qui nous unissent en tant qu’humains. Nous faisons partie du même monde, et surtout, nous en sommes la source, nous le nourrissons, nous l’aimons, nous le détruisons, et nous le construisons aussi :

je suis seul au cœur de la forêt, je suis la forêt
je suis le milieu naturel et la multitude –
je ne suis pas seul crois-moi
je suis toi et tous les autres” (p.40)

Par extension, Christine Guinard nous invite aussi à voir la poésie comme ce lien entre nous tous, une union de chagrins, de joie, d’amour, une énergie qui s’entrelace dans ses mots et entraîne des réminiscences, des impressions de déjà-vu. Tout cela, en réalité, si propre à l’art qui transmet, lie, crée des interactions, des routes, des passages.

Vous étiez un monde nous réconcilie avec la poésie contemporaine en ramenant la poésie à ce qu’elle est vraiment : une matière organique, vivante, pensante qui génère des émotions fortes et ressenties par tous :

Vous étiez un monde,
l’univers organisé retient ses parts et prévient la déroute
[…]
vous étiez ensemble tout cela parti voguer sur l’infini des mers après la Voie lactée” (p.13)

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Chroniqueuse : Manon Lopez

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