Que peut-on dire des derniers jours d’un homme qui professait que la grande œuvre d’une existence était de « mourir jusqu’en son fond » (sermon 8) ? Maître Eckhart, moine dominicain du XIIIe siècle, théologien dont le rayonnement put rivaliser avec celui d’un Thomas d’Aquin, fut aussi un « Lebemeister », un maître de vie, guidant ses enfants spirituels à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Ordre des Frères Prêcheurs, avant d’être accusé d’hérésie et jugé par l’Inquisition. C’est à ce double enjeu d’une fin dont on ne sait rien et d’un procès qu’on ne peut que reconstituer – ses thèses ne furent partiellement condamnées qu’après sa mort – que s’attaque Rémy Valléjo, moine dominicain lui-même et fin connaisseur de la mystique rhénane. Dans un essai romancé porté par une belle exigence stylistique et par le souci du détail historique, il imagine ce que furent les dernières pensées d’un grand esprit calomnié, conspué, roulé dans le gouffre social que pouvait être un procès en Inquisition pour un clerc et un érudit de son temps.
Ainsi suit-on son dernier voyage, qui fut sans doute une odyssée tout aussi spirituelle que physique, depuis son procès à Cologne, son passage à Strasbourg jusqu’à la route d’Avignon où sa trace se perd tandis qu’il allait en appeler au pape. Si Rémy Valléjo excelle à faire revivre les débats intellectuels de ce XIIIe siècle qui fut celui de la révolution scolastique, des communautés de béguines et de l’architecture gothique, il sait aussi bien plonger le lecteur dans l’ambiance feutrée et intériorisée de la vie communautaire. Froissements de bure et de tabliers de laine, tintements de cloches, chuchotements, lecture recto tono et cliquetis des couverts aux repas silencieux : on y est. Le lecteur s’amuse aussi, ou s’effraie parfois, des redoutables arguties canoniques et théologiques auprès desquelles certaines subtilités procédurières du droit contemporain paraissent bien falotes. Quant aux idées d’Eckhart, venues « du plus intime de lui-même », ou celles qui l’opposent à ses détracteurs, elles sont à la fois si inspirées et ancrées dans les textes qu’elles peuvent constituer une bonne introduction à son œuvre.
Qui était ce maître qui a enseigné à Paris, à Strasbourg, à Cologne, et qui fut si mal récompensé par une Église qu’il n’avait cessé de servir ? De quelle puissance dérangeante disposait-il pour qu’on ait tenté de l’abattre ? Une forme rare du feu intérieur peut-être, puisque toute son entreprise avait consisté à tirer les plus complètes conclusions du commandement du Christ : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même » (Jean, 9, 23). Certes, sur ce chemin, il ne fut pas le seul. Au IIIe siècle, saint Antoine le Grand, le fondateur du monachisme, donna toutes ses possessions et vécut en anachorète après avoir entendu l’appel chrétien à tout abandonner. Et combien d’autres avant et après lui ? Cependant Eckhart a la particularité d’insister sur la nécessité d’un détachement qui va bien au-delà de celui des biens matériels. C’est de soi-même qu’il faut se déprendre et de toutes ses représentations. « T’es-tu laissé toi-même, alors tu as laissé », écrit-il (sermon 28). Pourtant on n’aura renoncé à rien pour Dieu si l’on prétend encore le posséder et savoir quelque chose de Lui. D’où cette formule semblable à une impasse logique : » Je prie Dieu de me libérer de Dieu » (sermon 52). Mais comment le sujet pourrait-il demander à Celui dont il procède d’être délivré de Lui sans priver de sens à la fois la question et celui qui la pose ? Le dépassement de ce paradoxe bien connu de la théologie négative tient dans une affirmation qui, au temps d’Eckhart, pouvait paraître scandaleuse : « Dieu et moi nous sommes un » (sermon 6).
On comprend que de tels propos aient fini par attirer des ennuis à un homme qui témoignait d’une vie intérieure peu commune. Un peu moins de vingt ans avant sa disparition, une expérience analogue avait conduit au bûcher Marguerite Porete qui elle aussi – Eckhart s’en souviendra – parlait d’établir l’âme « au bas-fond, là où il n’y a pas de fond », où seulement peut se rencontrer le divin (Le miroir des âmes simples et anéanties, chap. 118). Dénoncé par deux autres moines, l’un dominicain, l’autre franciscain, Eckhart va donc devoir répondre de l’accusation d’hérésie pour plusieurs de ses propositions tirées de sa prédication en allemand et de ses enseignements en latin. Comble de l’humiliation, il n’est pas présumé innocent et se voit dans l’obligation de se justifier devant des juges qui, au-delà des motifs explicites de la procédure, lui reprochent surtout d’avoir fait sortir le plus haut savoir théologique des cercles cléricaux pour le divulguer à un peuple réputé incapable de le comprendre. Eckhart en conçut-il du ressentiment, de la colère, du désespoir, une blessure d’orgueil, les émotions ordinaires d’une âme soumise aux passions ? On serait tenté de n’y pas croire et de considérer qu’il trouva dans l’épreuve une occasion nouvelle de vérifier sa capacité de renoncement à sa volonté propre.
Quant à la question de savoir si, au terme de son chemin de croix, il parvint à la béatitude du dénuement apophatique, Rémy Valléjo choisit de ne pas répondre. Sage position, car c’eût été décider si la mystique eckhartienne, plus qu’une saisissante percée de l’esprit, était une participation aux « énergies divines incréées » pour emprunter la terminologie d’un Grégoire Palamas. Plus dangereusement encore, c’eût été tenter de la décrire. Or, Eckhart s’y était lui-même essayé tout en posant les limites de l’exercice. Au terme de la radicale dénudation de l’être, explique-t-il, il ne reste que le vide intérieur qui est repos de Dieu. « Si tu veux recevoir la joie divine et Dieu, il faut nécessairement que tu te vides des créatures » (La divine consolation, Benedictus I). D’où Angelus Silesius, cet autre grand mystique, tirera, trois siècles plus tard, que « Dieu est un pur Rien » (Le voyageur chérubinique, I, 25). Pour cette raison, l’expérience de Dieu demeure, sur le terrain du discours, à jamais insaisissable. Autant donc laisser à Eckhart et à son sermon cinquante-six le fin mot de l’histoire : « Tout ce qui est dans la divinité est un, et on ne peut rien en dire ! »
Philippe SÉGUR
articles@marenostrum.pm
Valléjo, Rémy, « Réduit à rien : les derniers jours de Maître Eckhart », Le Cerf, 25/03/2021, 18,00€
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