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Satire sociale et lyrisme puissant dans « La Destination »

Valérian Guillaume, La Destination, Actes Sud, 14/05/2025, 128 pages, 13€

Il existe des livres qui surgissent comme des marées d’équinoxe, bouleversant soudain la géographie intérieure du lecteur. La Destination appartient à cette catégorie rare des œuvres qui inventent leur propre grammaire de l’existence, où chaque phrase devient le battement d’un cœur adolescent aux prises avec l’immensité du monde. Valérian Guillaume y déploie une poétique de la marge lumineuse, orchestrant les voix d’une jeunesse cabossée qui transforme ses fractures en musique — cette musique des « mots du dedans » qui irrigue tout le récit comme une nappe phréatique secrète.

Publié aux éditions Actes Sud, ce deuxième roman de Valérian Guillaume ancre son territoire narratif dans une station balnéaire fictive de la côte atlantique française, microcosme où se cristallisent les tensions de notre époque : marchandisation du bonheur, précarité invisible, solitude contemporaine. L’auteur, dont le premier livre Nul si découvert (L’Olivier, 2020) explorait déjà les territoires de l’inadaptation sociale, approfondit ici sa cartographie des êtres discrets, ces ombres qui habitent les interstices du visible. Le texte bénéficie du soutien de La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, haut lieu des écritures scéniques — et cette dimension théâtrale transparaît dans la construction chorale du roman.

La langue de Valérian Guillaume invente sa propre respiration : phrases-vagues qui déferlent puis se retirent, laissant sur la page l’écume d’une syntaxe brisée, recommencée, où la narratrice adolescente cherche ses mots comme on cherche son souffle après l’apnée. « Je serais incapable de dire combien de temps cela a duré, mais Gigi m’a sortie de la musique en me secouant très fort » — cette scansion haletante traverse tout le texte, mimant le vertige intérieur de celle qui porte en elle un « petit trou dans la tête » d’où jaillissent les poèmes. L’auteur façonne une polyphonie où s’entremêlent le parler populaire du port (« T’as vu ? T’as vu ? » répète Fonfon comme une litanie), les envolées lyriques de Madame (« Pour la vie ! Pour la joie ! Pour la chance ! »), et les silences de Gigi qui « gigise » dans son épuisement marchand.

Le roman convoque une galerie de marginaux magnifiques : Saturnin Prodige le trompettiste nocturne, Monsieur How Many qui compte jusqu’à l’infini sur son rocher, la narratrice sans nom qui transforme ses crises d’angoisse en improvisations poétiques au piano. Guillaume inscrit ces destins brisés dans une économie touristique qui produit ses propres fantômes — ces êtres qui servent sans exister, qui sourient sans vivre. La Destination devient alors l’allégorie d’une France périphérique où la beauté du paysage masque la violence des rapports sociaux, où les « toucheurs de pierres » affluent pour consommer du sacré préfabriqué tandis que les locaux s’effacent progressivement du décor.

Cette œuvre traverse les grandes questions contemporaines — faillite du système éducatif, solitude des adolescents hyperconnectés mais désaffiliés, gentrification des territoires — tout en maintenant une dimension profondément métaphysique. La narratrice incarne cette génération qui cherche dans l’art une issue à l’asphyxie sociale, transformant la marginalité en puissance créatrice. Sa rencontre avec Madame, figure ambiguë de transmission artistique et de domination de classe, cristallise les paradoxes d’une émancipation toujours menacée par la violence du réel.

La Destination prolonge ainsi le geste d’un Édouard Louis ou d’une Annie Ernaux, mais avec une tonalité propre où la poésie irrigue le politique, où la tendresse côtoie la cruauté sans jamais basculer dans le manichéisme. Valérian Guillaume invente une littérature de la résilience fragile, où les êtres les plus discrets portent en eux des univers entiers — ces « vertiges du dedans » qui donnent au monde sa véritable profondeur. Un livre nécessaire, urgent, qui fait entendre la musique secrète de ceux qu’on préfère ne pas voir.

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