Laurent Gohary, Scipion l’Africain : l’homme qui murmurait à l’oreille des dieux, préface de Dominique Briquel, Les Belles lettres, 06/10/2023, 1 vol. (412 p.), 25,90€.
Il est des grands hommes dont il est délicat, sinon audacieux, de restituer l’itinéraire. Tel est le cas de Scipion dit l’Africain, objet de deux seules biographies en l’espace d’un siècle, qui n’a cessé de rebuter historiens et spécialistes de la Rome antique.
Un portrait d’autant plus complexe à élaborer qu’il repose sur un nombre restreint de documents et dont la notoriété est aujourd’hui encore surpassée par Hannibal, son éternel rival.
Pour s’en convaincre, il n’est qu’à se référer au plus célèbre des Trophées de José Maria de Heredia, dans lequel le poète monte au pinacle la geste du grand Carthaginois sans souffler mot de celui qui le vainquit.
Soucieux d’éviter le piège de cette focalisation, Laurent Gohary a choisi d’en prendre le contre-pied, dans la lignée des historiens qui ont donné à la biographie ses lettres noblesse. “C’est dire en replaçant la grande histoire dans sa profondeur humaine, tant il est vrai que s’agissant de Scipion, la mise en relief de toutes les facettes du personnage, jusque dans sa part d’ombre, voire de mystère, était particulièrement nécessaire”, comme l’écrit Dominique Briquel dans sa préface.
Si l’auteur déroge un peu au mythe du héros dès son introduction, c’est pour mieux en définir l’importance. À savoir, en commençant son ouvrage par ce fameux jour de 201 avant l’ère chrétienne, (552 ans avant la fondation de Rome) où un jeune général à la tête de ses légions victorieuses, pénétrant sur un char tiré par quatre chevaux blancs fut le premier à être acclamé Imperator.
Étonnant paradoxe
Le constat d’un éclatant fait d’armes dont le résultat reste cependant malaisé à comprendre tellement la figure de Scipion l’Africain, vainqueur du terrible Hannibal Barca, fut très vite oubliée de l’histoire de Rome.
Qu’il s’agisse de l’absence de son sarcophage où des sources parcellaires transmises par les divers écrivains de l’époque, – Polybe, Tite-Live, Appien ou Plutarque-, on ne peut qu’être surpris du vide délibérément laissé par une telle personnalité.
“Surprenant paradoxe quand on sait que sans Scipion l’Africain, la Méditerranée aurait eu une tout autre histoire dans laquelle Rome et son empire millénaire n’auraient pas existé”, souligne l’auteur en conclusion de son introduction.
Ce préalable explicité, Laurent Gohary va débuter l’ouvrage en insérant son héros dans le contexte familial. À savoir la longue lignée des Cornelii, la vieille société aristocratique d’une période allant de Lucius Cornlius Scipio au père Publius Cornelius, dont les activités de haut rang n’auront d’égales que la légende rattachée à l’existence du petit dernier.
Considéré comme un fils d’un dieu, né d’un serpent monstrueux qui s’éclipsait dès qu’on entrait dans la chambre de sa mère, le récit mythique de la naissance de Scipion comparable à celle d’Alexandre donna d’emblée une dimension surnaturelle à l’Africain, fortement inspiré de l’influence hellénistique en vogue.
Jusqu’ici nimbé de légende, le portrait qu’en fait l’auteur au début de l’âge adulte est beaucoup plus concret.
“D’une nature à la fois lisse et énigmatique, Scipion disposait d’autres qualités, telles qu’une érudition, une sagesse et un penchant pour la ruse que les Romains n’appréciaient pas toujours. On percevait chez lui une indomptable volonté, lui permettant de transformer les désavantages de la fortune par l’astuce. Il savait de surcroît, se montrer manipulateur, sans scrupule, en usant de la religion et des croyances populaires”, relate-t-il.
Si l’on ajoute à cela un rude apprentissage physique à l’art de la guerre comme à une solide formation géopolitique, il est clair que l’Africain disposait des atouts nécessaires pour se forger une destinée. L’occasion lui en fut vite donnée, lorsque frais engagé de dix-huit ans, dans l’armée romaine en Ibérie pour reprendre Sagonte, il sauva la vie de son père et le mit à l’abri.
A l’école d’Hannibal
Les terribles revers essuyés par les troupes romaines à Trasimène comme dans la plaine d’Apulie lui servirent certes, de douloureuses expériences. Mais au moins apprit-il sur le terrain, toute la science tactique de l’éternel rival punique qui lui servirait le temps venu. Passé maître dans l’art de diriger ses troupes comme de les préparer psychologiquement notamment lors de la bataille des Alpes, le génie carthaginois était un modèle du genre, tel qu’en témoigne l’auteur.
“Toute la science grecque était à l’œuvre dans la mètis (la ruse) d’Hannibal. Au point que cette pensée, d’une intelligence redoutable, est encore enseignée dans les plus fameuses écoles militaires, de Saint-Cyr à West Point”, commente-t-il.
Est-ce le résultat d’une telle prouesse guerrière, source de réelle admiration, qui interféra par la suite dans la carrière de Scipion ? Il faut croire que ce dernier avait tiré les leçons de son émérite rival comme le démontrera la prise de Carthagène une décennie plus tard.
Un authentique exploit dû autant à la stratégie militaire qu’à l’habilité en matière de renseignements et d’espionnage ennemi qui n’eut d’égal, aux yeux des historiens de l’époque, que celui d’Alexandre le Grand.
En cinq années de luttes et trois brillantes victoires, Scipion avait ainsi réussi à chasser les Carthaginois d’Ibérie et à mettre la main sur d’immenses richesses.
Nommé proconsul, Il peut ainsi préparer son plan, véritable coup de génie stratégique qui va renverser la donne de la guerre : un débarquement en Afrique pour contraindre Hannibal, isolé dans le sud de la péninsule italienne, à revenir sur ses terres pour les défendre.
Une notoriété controversée
Après de premières escarmouches en Tunisie, l’affrontement décisif était inéluctable. Il eut lieu à Zama, le 19 octobre 202, précédé d’une rencontre inattendue entre les deux chefs de guerre, évoquée par Tite-Live, et parfaitement analysée par Laurent Gohary :
Pressé sans doute par le Sénat de Carthage, Hannibal proposait de mettre fin à ces sanglantes querelles. Si la paix était conclue, le prestige militaire et politique de Scipion n’en serait aucunement terni. En revanche si la fortune l’abandonnait face à son illustre adversaire, il perdrait tous les avantages acquis. La mise en garde rappelait toutefois la prudence… Il s’agissait de se méfier de l’hubris, cette ambition démesurée qui avait conduit la puissante Athènes à sa perte. Les rêves de grandeur, même dans un esprit visionnaire, se perdent lorsqu’on ne sait pas s’arrêter à temps.
Le succès qui en découla, longuement étayé par l’auteur, notamment à l’aide d’infographies, assura le triomphe de celui qu’on qualifiera dès lors d’Africain.
Son aura ébauchée par Cicéron et Plutarque et poursuivie jusqu’à la Renaissance puis par l’œuvre de Mozart dans Il Sogno di Scipione s’estompera brusquement lors du tumulte de l’Europe révolutionnaire. L’arrivée d’un fougueux général Bonaparte incarnant la rébellion et l’esprit de conquête, représentait une figure bien plus romantique que celle du noble et vertueux Scipion. Au point que la postérité lui préférera la notoriété belliqueuse d’un Hannibal pourtant vaincu.
Injustice ? Ingratitude ?
Maniant l’érudition et l’objectivité comme il n’a cessé de le faire tout au long de l’ouvrage, l’auteur le conclut avec autant de philosophie que de magnanimité. “Chaque variation, chaque signifié recèle une part ne serait-ce qu’infime d’un mystérieux signifiant que l’on appelle l’Histoire.”
Pertinent raccourci, assurément.
Chroniqueur : Michel Bolassell
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