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Danielle Jouanna, Le Serpent chez les Grecs. Les Belles Lettres, 05/09/2025, 256 pages, 25,50€

Une créature rampe au ras du sol, épouse les anfractuosités de la terre, et pourtant, dans l’imaginaire des Grecs, elle se dresse avec une majesté terrible, porteuse d’une ambivalence qui continue de nous fasciner. Le serpent, cet « archétype des plus importants de l’âme humaine » que célébrait Gaston Bachelard, est l’un des fils conducteurs les plus sinueux et les plus féconds pour qui cherche à sonder les profondeurs de l’Antiquité. Dans son nouvel ouvrage, Le Serpent chez les Grecs, Danielle Jouanna nous invite à suivre les ondulations de cet animal à travers les mythes, les savoirs et les croyances, déployant une fresque où le merveilleux dialogue constamment avec le rationnel, où la peur primale côtoie l’espoir de la guérison.

Une cartographie de l'imaginaire grec

Fidèle à la démarche qui caractérise ses précédentes explorations du monde hellénique, Danielle Jouanna, helléniste et historienne reconnue, orchestre une polyphonie de sources avec une aisance remarquable. Sa trajectoire intellectuelle, nourrie par une fréquentation assidue des textes et un amour de la transmission, lui permet de bâtir des ponts entre des domaines que l’hyper-spécialisation tend parfois à isoler. L’ouvrage compose une véritable cartographie culturelle du serpent, faisant converser la Théogonie d’Hésiode avec les traités zoologiques d’Aristote, les tragédies d’Euripide avec les manuels de pharmacopée de Dioscoride ou de Galien. La méthode est résolument transversale : le texte chemine avec fluidité entre le mythe, illustré par une riche iconographie puisée dans la céramique et la sculpture, et la « vie réelle » où le serpent devient un objet d’étude pour les savants, un présage pour les devins, et une ressource pour les médecins. L’autrice s’adresse à un lecteur désireux de comprendre, qui trouvera dans ces pages une érudition généreuse, servie par une écriture d’une grande clarté.

Du monstre au remède : une architecture symbolique

Le livre s’articule en deux grandes parties qui révèlent une progression logique et symbolique, du chaos primordial à l’ordre du savoir. La première partie nous plonge dans l’effervescence de la mythologie, là où le serpent incarne des forces originelles et souvent monstrueuses. Nous y croisons les divinités hybrides, mi-humaines mi-reptiliennes, telle Échidna au corps de « jeune femme aux belles joues » et à la queue de « serpent terrible », ou son fils Typhée aux cent têtes de dragons, incarnation chtonienne vaincue par le foudre olympien de Zeus. La figure serpentine est intimement liée à un féminin puissant et dangereux : la Gorgone Méduse pétrifie de son regard, les Érinyes vengent les crimes de sang avec leurs chevelures reptiliennes, et Scylla dévore les marins depuis son écueil. Ces figures liminaires, qui habitent les marges du monde civilisé, disent toute la fascination et la terreur que l’ordre patriarcal grec projette sur le féminin archaïque et sauvage.

Puis, l’ouvrage nous guide vers une autre facette du mythe, celle du serpent-gardien, adversaire obligé du héros. Que ce soit l’Hydre de Lerne face à Héraclès, le dragon qui veille sur la Toison d’or défié par Jason, ou Pythô tué par Apollon à Delphes, le combat contre le reptile devient un rite de passage, une épreuve qui fonde un ordre nouveau. La plume de Danielle Jouanna fait revivre ces épisodes en puisant dans la richesse des sources littéraires et en les éclairant par des vases où l’on voit la tension des corps, la fureur du monstre et la détermination du héros. Le propos évite la simple compilation érudite pour sonder la fonction de ces récits, où la victoire sur le monstre assoit la légitimité d’un dieu ou la gloire d’un homme.

L’ambivalence du pharmakon

La seconde partie du livre, consacrée à la « vie réelle », opère un basculement passionnant. Le serpent, tout en conservant son aura sacrée, est appréhendé par les savoirs pratiques des devins, des savants et des médecins. Le voilà instrument de la divination, signe envoyé par les dieux que les augures doivent interpréter. Mais c’est dans le domaine de la médecine qu’il révèle son ambivalence la plus profonde, incarnant à merveille la notion grecque de pharmakon : poison et remède à la fois. Si sa morsure est redoutée et donne lieu à d’innombrables recettes d’antidotes où se mêlent observation et superstition, le serpent est aussi l’attribut d’Asclépios, le dieu guérisseur.

L’autrice explore avec finesse cette dualité. Les serpents sacrés nourris dans les sanctuaires d’Épidaure lèchent les plaies des malades durant leur sommeil, opérant des guérisons miraculeuses. La mue du serpent devient le symbole éclatant de la régénération et de la jeunesse retrouvée, une promesse de résurrection que les médecins cherchent à capter. Son corps entier devient une matière première : sa chair, son venin ou sa graisse entrent dans la composition de remèdes contre une multitude de maux, de la lèpre aux affections oculaires. Le reptile, jadis incarnation de la mort, se métamorphose en allié thérapeutique, sa puissance mortifère retournée et domestiquée au service de la vie.

Le serpent est toujours parmi nous

Refermer Le Serpent chez les Grecs, c’est comprendre que cet animal a durablement infusé notre propre imaginaire. Danielle Jouanna conclut son essai par une ouverture surprenante vers le monde contemporain, montrant comment ce legs antique survit sous des formes inattendues. Les propriétés du venin de serpent, loin d’appartenir à la seule médecine antique, sont aujourd’hui au cœur de la recherche pharmaceutique de pointe. Des laboratoires développent des médicaments contre l’hypertension ou des antidouleurs à partir de toxines reptiliennes, faisant écho aux intuitions des médecins gréco-romains. Le serpent a même investi le champ de la cosmétique, qui promet des crèmes « au venin de serpent » aux vertus rajeunissantes, recyclant le mythe de la mue éternelle dans un discours marketing.

Je me souviens de ma première confrontation, au musée du Vatican, avec le groupe du Laocoon, de ce sentiment de terreur sacrée face aux corps du prêtre troyen et de ses fils étranglés par les serpents marins. L’ouvrage de Danielle Jouanna offre les clés pour comprendre cette puissance symbolique qui traverse les âges. Il nous rappelle que si nous avons peut-être moins de chances de croiser un serpent au détour d’un chemin, sa figure est toujours enroulée autour des branches de notre inconscient. Elle nous enseigne que dans les replis de cette créature, les Grecs avaient su lire les tensions fondatrices de l’existence : la vie et la mort, le visible et le caché, la sagesse de la terre et l’aspiration à une forme d’immortalité.

Image de Chroniqueur : Dominique Marty

Chroniqueur : Dominique Marty

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