Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin : carnets dessinés, traduit du Turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Gallimard, 29/09/2022, 1 vol. (393 p.), 39,50€
Enfant, Orhan Pamuk avait une vocation de peintre, longtemps étouffée, mais guère abolie. Elle s’exprime à travers l’édition de ses carnets dessinés, dont l’écriture s’est étalée sur dix années, aujourd’hui présentés en fac-similé à chaque page du livre de l’édition française, avec une traduction qui s’inscrit en haut et en bas de chaque image. Il en a sélectionné pour ce livre un certain nombre de passages. Ce désir né dans l’enfance retrouve, grâce à l’écrit, qui permet un dialogue dynamique avec l’image, une vitalité nouvelle : « Non, le peintre n’était pas mort. Mais il avait peur, il était très timide. » Une timidité heureusement surmontée dans un magnifique livre, où s’exprime tout le talent de l’écrivain.
Un vaste poème aux allures de journal intime
Il s’agit essentiellement de notes, dont se révèle le caractère fragmentaire. Elles paraissent prises directement sur les croquis, permettant à leur auteur de jouer avec le texte et l’image. Parfois, leur graphie reprend les lois de la perspective, avec des mots plus gros au premier plan, et plus petits à l’arrière-plan, tandis que se dessinent sur la page les lignes et le point de fuite. Le texte oscille entre journal intime et poèmes épars. D’un côté, Orhan Pamuk fait la liste de ses diaristes préférés, de l’autre, il travaille l’espace et les blancs de la page comme le ferait un poète. Les mots dispersés, dans une des premières pages, semblent se disposer comme des gouttes de pluie, rappelant la pratique du calligramme, que souligne lui-même l’auteur : « dans l’océan / il pleut / des mots« . Les pages illustrées ont été classées non de manière chronologique, en fonction du temps, mais plutôt des sentiments exprimés. Pour lui, son art réside dans la nouveauté. Comme il l’écrit : « Le plus fort désir de Monsieur le Peintre est de voir d’une façon entièrement neuve ce qu’il a toujours vu. S’il y parvient, la vie quotidienne deviendra une Vie Nouvelle.«
Si Dante voyait dans La Vita Nuova une vie transfigurée par l’amour, celle d’Orhan Pamuk consiste en un émerveillement poétique, un regard neuf sur le premier matin du monde, qui nécessite une transformation intérieure.
« C’est ce que cherche le Peintre en peignant et repeignant sans cesse la même vue. Aussi devra-t-il toujours peindre la vue familière comme s’il avait sous les yeux une ÉNIGME. »
Ce dernier terme, écrit en capitales, renvoie au mystère de la poésie. De la même manière, il reproduit avec insistance sur la page des termes aussi courants « qu’oiseau » ou « pluie », dont la répétition devient incantatoire, réenchantant l’univers.
Paysages oniriques
L’accent est souvent mis sur le rêve, la dimension onirique du texte. Le rêve qui n’est pas pour lui une ekphrasis, ne se raconte pas mais se ressent, ou éventuellement se dessine. L’auteur, dans un passage, se réfère au Desdichado de Nerval, et à ses connotations liées à l’alchimie, lorsqu’il évoque un « soleil noir ». « Il faut voir et lire le paysage comme un rêve« , écrit-il. Il dit aussi que la beauté de celui-ci vient de l’émotion qu’il suscite. Son imaginaire s’oriente autour de l’eau, pluie, larmes, paysages marins. Orhan Pamuk écrit et dessine le port d’Istanbul et le mouvement des bateaux, les îles, mais le paysage renvoie toujours à cet éponyme « souvenir des montagnes au loin« , qui revient avec insistance, comme un leitmotiv. Il éprouve une affection particulière pour l’un d’eux, qui n’est plus en service, car « le bateau devient le centre du paysage, un prétexte aux souvenirs. » Il opère une réflexion sur le paysage, dont la description est souvent liée à la nostalgie du passé.
Lui-même a changé : « Je suis devenu un homme solitaire / Qui se promène en ville sous escorte. » Son plaisir de contempler la vue s’accompagne d’une sensation de sécurité, de confiance. Il se sent protégé. Le désir de protection se manifeste dans l’image récurrente du cocon, comme dans ce passage où la beauté de la neige l’enveloppe comme l’un d’eux, ou cet autre, dans lequel il mentionne Bursa, en majuscules, une ville qui n’est pas encore « l’EMPIRE OTTOMAN : c’est plus raffiné, c’est encore un cocon de soie« . Au-delà du paysage dans la vision duquel il se réfugie, le sentiment protecteur relève d’un passé lointain et fantasmé. Lui-même se trouve en proie à un rêve récurrent, dans lequel il se voit pourchassé par des chiens, et sur lequel il revient dans plusieurs passages de ses carnets.
Réflexion sur l’écriture
Pour Orhan Pamuk, écrire consiste aussi à caviarder ses dessins, un terme assez surprenant puisque le terme « caviardage » avait été imaginé pour décrire un mode de censure, s’attachant à supprimer les mots ou les passages d’un texte en les oblitérant à l’encre noire. Si l’auteur évoque plus loin la censure à laquelle est soumise la Turquie, il utilise cette expression pour signifier le jeu qui s’instaure entre le texte et l’image, dont les mots occultent une partie. Ainsi, parfois il commence par le texte et ajoute l’image, parfois, il se livre à la démarche inverse. Il aime aussi laisser des vides, toujours porteurs de plénitude. Écrire un roman, en revanche, « c’est sentir le monde infiniment plus riche que tout ce que l’image peut en montrer.«
La richesse de ce texte vient aussi des indications qu’Orhan Pamuk livre sur ses romans, ceux qu’il a écrits, ceux qu’il est en train d’écrire, nous renseignant ainsi sur le travail de l’écrivain. Il évoque aussi celui qu’il effectue au musée. Il cite notamment Joseph Cornell, un artiste inclassable, chez qui l’onirisme le dispute à la poésie. Les pages sont pour lui des vitrines, pareilles à ces boîtes dans lesquelles Cornell exposait des objets.
Sa définition du bonheur apparaît en relation étroite avec la pratique artistique : « J’emploie sans cesse le mot bonheur. Parce que l’envie d’écrire dans ce carnet est instantanée dès que ce sentiment m’étreint. Émotions, vertige, excitation, optimisme et désir d’écrire et de dessiner, voilà ce que j’entends par « bonheur ». » Il ajoute, dans un autre extrait : « Dessiner, à ce moment-là, me paraît une façon de mêler mon existence aux choses du monde. Ou bien de m’en donner l’illusion. Dessiner, dans ce carnet, c’est faire entrer la poésie du monde dans ma vie quotidienne. » Comme dans l’art asiatique, peinture et poésie apparaissent ici inséparables.
Fonction de la politique
Pendant ces dix ans, l’écrivain évoque le difficile contexte politique de son pays, et notamment la relation tendue entre la Grèce et la Turquie, se défend de la tentation de l’engagement, malgré son désir d’universalité : « Fais profil bas, Orhan, ne te laisse pas coincer dans le piège de la politique gréco-turque. » Il raconte comment l’attentat perpétré par un fasciste turc à Istanbul avait causé la mort d’un pope, et avait failli le mettre en danger. Lui-même, qui se trouvait à Athènes à ce moment-là, aurait pu y être assassiné par un fasciste grec, en mesure de représailles. Il rappelle à un autre moment l’interview donnée au journal La Reppublica, sous le titre « Le terrorisme ne doit pas être un alibi pour limiter la démocratie. » Plus loin, il évoque une ambiance terrifiante, « façon tyrannie orwellienne« , allusion probable à 1984, la dystopie de l’écrivain anglais. Hostile à toute forme d’iconoclasme, il craint que le musée qu’il chérit ne fasse l’objet d’un « vandalisme politique », et donne une interview pour promouvoir « l’innocence des objets ». Il déplore le manque de liberté d’expression qui sévit en Turquie, un pays miné par la peur, les campagnes d’accusation, les scandales, alors qu’il éprouve un besoin constant de s’exprimer et de critiquer le régime. Il évoque tantôt le problème kurde, tantôt la « bourgeoisie fascisante. »
Ce magnifique livre d’Orhan Pamuk nous permet de pénétrer dans l’intimité de l’écrivain, ses rêves, ses désirs, ses aspirations. Il nous permet d’appréhender la genèse de l’écriture et de comprendre le travail romanesque. Superbe évocation d’une Turquie présente et passée, sur laquelle pèse aujourd’hui la menace d’un régime totalitaire, il témoigne aussi de la liberté et du bonheur d’écrire. Un texte plein de force et d’émotion, à lire sans tarder.
Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne
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