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La postérité est capricieuse et ses voies le plus souvent impénétrables. Pour quelques panthéonisés, “pléiadisés”, stars des programmes de lycée, combien d’oubliés ? Certains auteurs sont à ce point fétichisés que l’on n’hésite pas à publier, bien longtemps après leur mort, des brouillons inaboutis, des feuillets exhumés au fond d’un tiroir, des manuscrits de jeunesse refusés… En 1969 déjà, Michel Foucault se questionnait, lors d’une conférence, sur ce souci d’exhaustivité entourant la publication des œuvres de Nietzsche :

Il faut tout publier, bien sûr, mais que veut dire ce “tout” ? […] Les brouillons de ses œuvres ? Évidemment. Les projets d’aphorismes ? Oui. Les ratures également, les notes au bas des carnets ? Oui. Mais quand, à l’intérieur d’un carnet rempli d’aphorismes, on trouve une référence, l’indication d’un rendez-vous ou d’une adresse, une note de blanchisserie : œuvre, ou pas œuvre ?

Pendant que les écrits de quelques privilégiés font l’objet de tant de scrupuleuses attentions, des centaines d’auteurs, en leur temps encensés par la critique ou le public demeurent inaccessibles au lecteur contemporain. Faute de rééditions, leurs livres sont voués à devenir de simples objets de collection pour les bibliophiles. C’est le cas de Charles Vildrac (1882-1971) qui, malgré une œuvre abondante, reste aujourd’hui largement méconnu.
Ce poète et dramaturge fut à l’initiative du “Groupe de l’Abbaye de Créteil”, une expérience communautaire et artistique où se retrouvèrent entre 1906 et 1908 de nombreux peintres et auteurs dont le futur académicien Georges Duhamel, quelque peu oublié lui aussi par la postérité. Vildrac épousa Rose, la sœur de Duhamel, et comme son beau-frère, il fut un ardent pacifiste en 1914 lors du déclenchement du premier conflit mondial. De son expérience de médecin sur le front, Georges Duhamel tira un roman “Civilisation” couronné par le prix Goncourt en 1918. Charles Vildrac, de son côté, exorcisa l’horreur des combats grâce à la poésie. Ses textes réunis sous le titre des “Chants du désespéré” furent publiés par la NRF en 1920. Le traumatisme de la guerre ne quittera pas l’auteur jusqu’à la fin de ses jours et infusera notamment sa production théâtrale ultérieure.

Dans les années 1950 et 1960, Vildrac se consacre à la littérature jeunesse, tout en rédigeant en parallèle ses souvenirs militaires, à partir de son journal et de sa correspondance. Un travail minutieux, introspectif, afin de faire revivre de la façon la plus juste possible, l’enfer vécu sur le Front de l’Argonne et les combats meurtriers de la Butte de Vauquois. L’ouvrage que Vildrac aura mis presque vingt ans à écrire est achevé en 1969, mais quand sa seconde épouse cherche à le faire publier, elle se heurte au refus de tous les éditeurs parisiens. Le sujet n’est plus dans l’air du temps, comme en témoigne cette réponse de Robert Gallimard qui écrit à Suzanne que l’œuvre de son défunt mari “risque d’apparaître comme une photographie un peu jaunie, trop lointaine, trop à l’écart de toute actualité”. Cinquante ans plus tard, l’injustice est enfin réparée avec la publication par Claire Paulhan de ce témoignage inédit dans une sublime édition, annotée par Georges Monnet et illustrée de nombreuses photographies et croquis d’époque.

Les souvenirs de Charles Vildrac, au-delà de leur intérêt historique pour la compréhension de cette période, permettent de découvrir la plume tantôt factuelle, tantôt poétique, d’un fin observateur du monde qui l’entoure. À l’instar d’Henri Barbusse, Vildrac parvient à contrebalancer la description horrifique de “l’absurde et sanglant gâchis” que sont les combats, par l’évocation sensible de moments de calme, lorsque le feu a cessé. Les nombreux dialogues permettent de faire revivre la camaraderie et la solidarité entre des hommes, jeunes ou moins jeunes, issus de milieux sociaux très divers et qui se retrouvent embarqués dans une même aventure funeste dont ils ne voient pas l’issue. Dans les tranchées, il faut s’habituer à vivre avec la mort qui rôde en permanence. Ainsi, un camarade avec qui l’on est en train de boire un coup pour se réchauffer peut être fauché l’instant suivant. C’est le cas de Beaufils dont Vildrac raconte la fin brutale :

Beaufils, placé entre Villé et moi, s’offrit à nous servir. Chacun présenta son quart et Beaufils, se redressant un peu, déboucha son bidon et versa ; mais comme il portait son propre quart à ses lèvres, un jet de sang jaillit de son front, une balle siffla à mon oreille ; des coups de feu avaient claqué au-dessus de nous, notre camarade, atteint à la nuque, avait eu la tête traversée.

Aux passages tragiques comme celui-ci, succèdent des moments plus légers dans lesquels le lecteur découvre l’humour et l’argot troupier. Il est frappant de voir comment, même au plus dur de la guerre, les soldats ne perdent jamais une occasion de rire, comme si c’était le seul moyen pour eux de supporter les épreuves de leur quotidien. Charles Vildrac, avec un grand talent de portraitiste, redonne de l’épaisseur à ces hommes qui ne sont pas seulement des noms gravés sur les monuments aux morts. Contrairement à ce qu’écrivait Robert Gallimard, ces “Souvenirs militaires”, n’ont rien d’une photographie jaunie. Les mots, à la différence des images qui fanent avec le temps, ne perdent jamais de leur puissance d’évocation. Nul besoin d’effets spéciaux hollywoodiens ou de casque de réalité virtuelle pour être plongé au cœur de cette odieuse boucherie qui ensanglanta l’Europe. Les phrases d’un grand écrivain suffisent. Telle est la force de la littérature.

Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm

Vildrac, Charles, “Souvenirs militaires de la Grande Guerre”, édition introduite et annotée par Georges Monnet, Éditions Claire Paulhan, coll. “Pour Mémoire”, 05/02/2021, 1 vol. (288 p.), 28€

Retrouvez cet ouvrage sur le site de L’ÉDITEUR

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