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Stephan Zweig, Le monde de demain : essais et conférences, préface de Stéphane Barsacq, traduction par Jean-Jacques Pollet, Les Belles lettres, 17/11/2023, 1 vol. (288 p.), 15,50€

Le Monde de demain regroupe des textes (articles, conférences et allocutions) rédigés, entre 1920 et 1939, par Stefan Zweig (1881-1942). Présentant successivement sa conception de l’histoire, son plaidoyer sur le rôle décisif du “livre comme accès au Monde” et sa réflexion sur l’antisémitisme qui progresse dangereusement et conduit “les juifs à ne plus se voir qu’en qualité de juifs”, tous ces textes sont traversés par la conviction profonde de “l’invincibilité de l’esprit humain”. Conviction d’autant plus émouvante pour les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui qu’elle est mise en mots dans une période où la créativité et la liberté de “l’esprit humain” sont notoirement bafouées.
Non exempts d’un vocabulaire et d’idées caractéristiques de la première moitié du 20e siècle qui, en 2024, peuvent surprendre, ces textes frappent d’abord par le respect et l’amour immenses que Stefan Zweig porte au travail “de l’esprit” et aux “individualités” qui le réalisent.

De l’histoire des guerres à l’histoire du "progrès humain"

L’existence de Stefan Zweig a d’abord été bouleversée par la Première Guerre mondiale et sa propagande : “Cette science terrifiante qui a dû être inventée pour habituer à peu près trois à quatre millions d’hommes – que l’on mesure bien ce chiffre ! – à nourrir et affronter toujours plus la haine”. Puis, malgré la paix revenue, elle a été profondément affectée par “une mentalité toujours résolument belliciste qui a dicté le besoin de constituer des groupes et d’exacerber leur hostilité envers d’autres groupes” .
Cette expérience douloureuse a conduit Stefan Zweig à revendiquer une nouvelle manière de penser l’histoire et de la transmettre aux jeunes générations. Il insiste sur l’urgence de substituer une histoire du “progrès humain” à celle des guerres, prévalant depuis des siècles.
Cette dernière est, d’après Stefan Zweig, hautement critiquable et condamnable parce qu’elle contraint à considérer exclusivement “les choses sous l’angle de l’esprit national” ; ainsi pensée et enseignée, l’histoire empêche le développement d’une posture permettant “d’embrasser le monde en étant libre de préjugés”. Il considère donc qu’il faut récuser une histoire obsédée par le formatage d’un “orgueil national” et d’une méfiance à l’égard des autres pays ; formatage qui, selon lui, culmine dans l’apprentissage sans recul des dates et noms des batailles.
S’inspirant de Léon Tolstoï qui, dans Guerre et Paix, interpelle sur la propension malheureuse à galvauder le sentiment d’admiration en le centrant abusivement sur des actions guerrières, Stefan Zweig défend une histoire de “la maîtrise intellectuelle du Monde” ou encore “une histoire culturelle” qui, plutôt que de se contenter d’être “un calendrier de batailles, s’attache à rendre compte des étapes de l’ascension de l’humanité”. Selon lui, la nouvelle histoire doit être le reflet “d’un enrichissement réciproque entre les peuples” .
L’histoire culturelle que Stefan Zweig appelle de ses vœux n’a bien sûr pas l’ampleur que les historiens de la seconde moitié du 20e siècle lui donneront. Elle doit avant tout relater l’héroïsme des savants et des hommes d’État qui ont mis toute leur énergie à se battre pour des idées utiles au “progrès humain”. Si l’histoire culturelle selon Stefan Zweig a pour mission de relier les maillons de la chaîne des découvertes et avancées de “l’esprit”, elle ignore les contributions populaires – notamment sociales – au “progrès humain”. C’est ainsi que, selon lui, la nouvelle histoire devra s’attacher à détourner “les masses” (sa manière dépréciative de nommer les classes populaires) “des stimulants puissants que sont pour elles le sensationnel et la fureur guerrière”.

"L’intimité avec les livres" pour accéder à "la globalité du Monde"

L’invincibilité de l’esprit humain” telle que la célèbre Stefan Zweig est portée par le mouvement des idées, lui-même permit par l’invention de l’écriture diffusée de plus en plus largement “depuis le rouleau jusqu’à la page et jusqu’au livre”.
Stefan Zweig souligne que l’écriture et ses supports successifs ont contribué à “repousser les limites tragiquement restreintes du champ d’expérience de la vie et du monde propre à chaque individu” ; qu’en lisant chacun prend part à un “processus difficilement descriptible de transfusion qui voit se fondre destins, émotions et pensées” ; que la pratique de la lecture procure la joie de ressentir que chaque mot a le pouvoir de susciter “d’innombrables associations” avec ce qui a été lu précédemment et qui se trouve ainsi étoffé, réorienté ou contesté. Les beaux et pénétrants textes de Le Monde de demain consacrés aux écrivains que Stefan Zweig aime passionnément (Léon Tolstoï, Marcel Proust, Romain Rolland, Thomas Mann, ….) sont écrits pour montrer que “plus on vit intensément avec les livres, plus on ressent profondément la vie dans sa globalité”.
Si Stefan Zweig a la certitude inébranlable que les livres sont, pour chacun et chacune, le meilleur moyen d’être au monde avec sa singularité, il ne s’inquiète pas moins du processus d’”uniformisation” des pratiques et des ressentis qui gagne du terrain en cette décennie 1930. Alors qu’il valorise une globalité faite de la somme de l’intelligence et de la probité “d’individualités”, il craint que ne finisse par  “se créer une sorte d’âme de la masse” sans relief.
Amèrement blessé par la dévalorisation de “la culture personnelle, fruit d’une patiente construction raisonnée tout au long d’une vie”, Stefan Zweig, dans le registre du mépris social, déplore que, par exemple, “la plus frustre des femmes de ménage est capable d’apprendre la nouvelle danse à la mode en moins de trois heures, que le cinéma ravit les analphabètes, n’exigeant d’eux aucune once de culture”.

Pour résister à l’antisémitisme virulent : s’accomplir intérieurement

Dans un contexte de montée de plus en plus violente de l’antisémitisme qui désormais “ne voit plus le danger seulement dans la foi des juifs mais dans leur sang”, Stefan Zweig considère que face à “L’humiliation intolérable subie, rendre aveuglément coup pour coup pour se venger de cette agression meurtrière contre son honneur” n’est pas souhaitable. Sachant qu’au regard du contexte beaucoup de ses “frères de sang” vont le désavouer, il soutient cependant que “se laisser aller à la haine est indigne d’un homme de pensée et de religion” et, surtout, “qu’une nation ou une race (sic) ne doit jamais être tenue pour responsable des actes commis par ceux qui la dirigent”.
Stefan Zweig précise également que si la Palestine est une réponse à l’humiliation, la haine et les exactions contre les juifs, elle peut être aussi un nouveau nationalisme qui contredit le projet d’une “époque pan-humanitaire”. Il retient que si la terre de Palestine est pour certains un tremplin pour un “renouvellement constructif”, pour d’autres “même sans terre qui leur soit propre, la possibilité demeure d’accomplir le sens de leur communauté intérieure et d’être spirituellement à la hauteur d’une crise aussi grave”.
Face au danger de plus en plus prégnant du nazisme (il ne prononcera ni n’écrira jamais le mot), plutôt que d’opter pour une opposition frontale, Stefan Zweig préconise que les juifs s’en tiennent à une raisonnable soumission, à une résistance intérieure” qui requiert notamment qu’ils se mettent à l’écart des positions de pouvoir dans la gestion de la société. Suscitant l’incompréhension d’une partie de ses frères de sang, il leur demande de s’effacer provisoirement pour ne pas risquer de disparaître.

À la fin des années 1930, alors que la détestation des juifs a infesté l’Europe de façon virale, Stefan Zweig se résout à gagner l’Amérique où il s’efforce de résister au désastre en continuant à écrire en allemand – sa langue à jamais ! – alors que c’est cette langue qui instille le poison nazi. Ce terrible dilemme tend à fragiliser sa confiance dans “l’invincibilité de l’esprit” qu’il n’a pas cessé de défendre. Le monde de demain la magnifie tout en alertant sur ce qui la défie, la rendant presque illusoire. Les mots de Stefan Zweig disent avec force la tension douloureuse entre confiance et défiance qui l’habitera jusqu’à sa mort par suicide en 1942, juste après avoir terminé Le Monde d’hier (son autobiographie).

Chroniqueuse : Éliane le Dantec

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