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Stéphanie Boulay, À l’abri des hommes et des choses, Éditions de l’Observatoire, 04/01/2023, 1 vol. (155 p.), 17€.

À l’abri des hommes et des choses est un petit bijou d’écriture qui nous fait entrer dans la tête d’une adolescente dont la parole, bouleversante, mêle avec grâce et naïveté la quotidienneté et la poésie. Tout à la fois si juste et si déroutante, la mise en mots de son existence par celle-ci nous ouvre à la fulgurance des pensées d’une jeune personne “différente”. Les pensées de la narratrice sont notamment pétries des spécificités du territoire habité, de sa relation avec Titi, la femme en charge de son éducation et, bien sûr, de “cette chose de sentiments” qui peut tant vous occuper le corps et l’esprit.

Quand l’eau se refroidit après s’être réchauffée, puis se réchauffe à nouveau pour encore se refroidir et ainsi de suite

Là où habitent Titi et la narratrice, la vie est rythmée par la longue période de gel de la rivière puis par celle de son dégel. Durant le gel, on se calfeutre à l’intérieur auprès du feu qu’il faut absolument veiller à entretenir. Le temps du gel, la narratrice et Titi doivent savoir “se suffire”. Les convivialités de voisinage étant alors très réduites, elles passent de longs moments assises sur “la causeuse” à échanger et à dévorer des “catalogues” ; notamment “des catalogues de pays”. C’est en les feuilletant que la narratrice voit “qu’ici ce n’est pas pareil comme ailleurs ; que personne ne s’intéresse à personne d’autre qu’à l’or”. Elle se dit que là-bas ça semble plus doux et gentil qu’ici, qu’il fait moins glacial que l’enfer l’hiver, qu’on y est pas seuls au monde”.
Le temps du dégel, la narratrice et Titi sont heureuses. Toutes deux profitent de la rivière où elles se baignent à loisir, fréquemment vilipendées par les autres baigneurs choqués de les voir sans costumes de bain. Mais Titi répond “qu’on ne devrait pas enseigner la honte du corps aux enfants”. La narratrice apprécie par-dessus tout se sécher allongée sur ce qu’elle a décrété être “son quai”.
Cependant, à la fin du temps du dégel, réduisant d’autant le bien-être qu’il procure, il faut sérieusement s’occuper à préparer celui du gel : “faire tellement de cannes de conserves de cornichons, de tomates, de soupes épaisses que Titi aime et de langues de porc détestables !”. Il faut aussi commencer à se préparer à ne plus voir âmes qui vivent, à “être que nous deux” .
Que ce soit au temps de gel ou à celui du dégel, la narratrice souligne qu’à cause des dégâts causés par “les hommes à peau blanche, en colère après ceux d’ici qui ne priaient pas Dieu, aujourd’hui on habite des paysages qui ne sont pas à nous pour de vrai” .

La vie avec Titi "à la place de la chambre blanche avec des barreaux aux fenêtres et bien plus de pilules à manger"

La narratrice a toujours été gênée de demander à Titi si elle était sa mère. Mais, quand elle “devient une madame”, se sentant “plus fouine”, elle questionne Élène, leur guérisseuse et amie. Celle-ci lui apprend que ses parents sont partis ailleurs pour toujours. Alors qu’ils voulaient la placer dans une institution “pour les enfants spéciaux”, Titi, sa sœur, “a décidé de s’occuper d’elle ici, envers et contre tout”.
Ainsi informée, la narratrice comprend pourquoi elle aime tant Titi depuis toujours et, tout particulièrement, les heures d’hiver passées à échanger ensemble assises sur “la causeuse”. Elle perçoit aussi pourquoi, étant “devenue une madame qui peut avoir des choses de sentiments”, Titi s’attache à lui faire admettre qu’elle est de “cette sorte de personnes qui n’auront jamais leur demeure à elle” , qui ne vivront jamais la vie normale.
Elle entrevoit également pourquoi Titi s’enferme souvent “dans sa prison de peau”, s’astreignant à réaliser silencieusement et mécaniquement les tâches nécessaires à leur survie à toutes les deux ; elle appréhende aussi pourquoi, parfois, n’en pouvant plus des “limitations” qu’elle s’est imposée, Titi tente de vivre une histoire d’amour en osant imaginer que, peut-être, un homme (comme par exemple, le conducteur de ferry ou Gérald, celui qui travaille dans une mine d’or) acceptera de venir s’installer avec elles deux. Mais, bien sûr, elle l’imagine tout en sachant que cela ne se produira pas.

Connnaître l’amour amoureux

Pour la narratrice, “les choses de sentiments” renvoient d’abord à la peur que lui inspirent les hommes auxquels Titi s’intéresse. Elle s’inquiète d’être quittée à cause d’eux et de leur capacité à prendre toute la place dans la tête de sa sœur. Elle ne peut s’empêcher de se dire que, forcément, ces hommes veulent qu’elle “meure bientôt pour pouvoir coucher dans son lit et manger son assiette”.
Mais, généralement, les hommes de Titi finissent par la laisser “en panne d’amour”. Et, comme Élène l’explique, si Titi les aime, eux ne l’aiment pas ; ils veulent juste“être cajolés un moment”. La narratrice se demande pourquoi Titi se met dans de telles situations qui la font beaucoup souffrir alors qu’elle, elle est là depuis toujours pour lui faire “des cajoles”, et pourquoi s’accrocher à quelqu’un qui ne veut pas de votre amour alors que l’on a déjà à côté de soi celle qui aime vous donner beaucoup d’amour.
En tombant amoureuse de Mane, le jeune garçon qui a eu l’audace de s’aventurer dans sa portion de rivière et sur son quai, la “choquant comme l’enfer”, la narratrice va commencer à comprendre qu’il y a différentes amours. Elle sait qu’elle est gagnée par l’amour amoureux quand, après “s’être tranquillement séché la peau, Mane est finalement parti en lui faisant un au revoir avec sa main, la rendant trop malheureuse tout d’un coup”. Elle se rend compte qu’on peut en arriver à moins aimer les autres quand on est amoureux de quelqu’un et, en conséquence, elle peut donc s’expliquer son sentiment d’être délaissée par Titi quand celle-ci a un homme dans sa vie.
Maintenant qu’elle est amoureuse, la narratrice craint le temps du gel de la rivière qui va l’empêcher de voir Mane alors “qu’elle le sent partout”. Elle a peur de trop aimer l’absent jusqu’à sombrer dans la folie avec l’outrance à laquelle, forcément, sa différence l’exposera. Elle s’interroge : “où sommes-nous dans ce pays si lointain qu’il nous fait vivre les saisons à en crever ?”.

À l’abri des hommes et des choses nous offre le portrait d’une adolescente magnifiquement discordante dont les tourments trouvent leurs mots avec une vérité déconcertante. Stéphanie Boulay parvient à faire en sorte qu’ils donnent une densité et une profondeur aux événements de la jeune existence d’une personne en dehors de la normalité qui refuse les mensonges ; ces mensonges dont celles et ceux qui y sont de plein pied font aisément usage, croyant épargner de la souffrance et des déconvenues à leurs proches

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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