Stéphanie Dujols, Les espaces sont fragiles, Actes Sud, 01/05/2024, 112 pages, 15,00€.
C’est un titre qui ne doit rien au hasard. Dans les années quatre-vingt, l’expression appartenant au lexique géographique permettait d’éviter des qualificatifs à connotation dévalorisante comme « en crise », « abandonnés » ou « en difficulté ». Les espaces déchirés de la Palestine, l’autrice Stéphanie Dujols, qui aujourd’hui réside au Caire, les connaît bien pour y avoir vécu une dizaine d’années.
Édité chez Actes Sud dans la collection Un endroit où aller, son livre s’intitule aussi Carnet de Cisjordanie Palestine 1998-2019. D’un carnet, il a les dimensions et la faible épaisseur : tout juste 107 pages, et une présentation typographique aérée. Sur le rose strié de la couverture, la simplicité et la douceur des lignes dessin inspiré d’une œuvre de l’illustratrice Yara Barnieh évoquent une crête de collines qui « ondulent comme des tresses épaisses et un peu déliées de petites villageoises ». On le retrouve cinq fois à l’intérieur du carnet pour marquer les étapes d’une chronologie bousculée. Un nouvel élément graphique s’est ajouté, suggérant une route ou un mur qui rompt l’harmonie vallonnée du paysage. Le livre s’ouvre et se clôt sur une photographie. Les deux images sont d’une criante actualité.
Sur la première, intitulée Naplouse et datée de 1995 : « C’est une longue route plate, presque parfaitement droite. Un chemin rare sur cette terre de collines. De part et d’autre, des étendues d’un vert très vif… »
Cet axe qui file à travers les collines est le lieu où deux mondes qui s’opposent ne se croisent pas. Il est réservé aux véhicules de l’armée israélienne, à ceux des colons, toujours plus nombreux, illégalement installés sur le territoire, et reste interdit à la circulation palestinienne. « Chaque sentier est entravé par un haut talus de terre ou de ferraille, de détritus, de carcasses de tôle installé par l’armée pour empêcher les véhicules de passer… Parfois c’est une tranchée profonde ou bien les deux : une tranchée puis un talus. »
« De la route, on ne devine rien. On ne voit pas les gens qui avancent comme des fourmis dans un labyrinthe démoniaque. » Cette voie est un tel symbole de l’apartheid que l’auteur américain Nathan Thrall en a fait quasiment un personnage de son livre Une journée de la vie d’Abed Salama, récit d’un accident tragique qui a reçu le prix Pulitzer de non-fiction 2024.
Sur la seconde photo, un peu antérieure, sur un fond de baraquement de tôles, le visage d’un adolescent palestinien de Rahat capte le regard du lecteur. Dans ses yeux, on ne décèle aucune trace de colère, peut-être seulement, comme figée, une souffrance muette ou une interrogation qui n’attend aucune réponse.
Stéphanie Dujols est traductrice en langue arabe contemporaine. Elle est aussi interprète. Elle occupait cette fonction à l’hôpital public de Naplouse pour les psychothérapeutes de Médecins du Monde lors de l’Opération Rempart. Mené par Ariel Sharon du 29 mars au 4 mai 2002, cet épisode de la seconde Intifada frappa aussi Ramallah, Jénine et Bethléem. Elle a donc vécu avec les habitants de Naplouse le couvre-feu imposé trois mois durant. Et ce qu’elle a vu alors, elle le dit en évoquant le souvenir des blessés croisés, le retour des colonnes de prisonniers torturés, la présence des check-points qui soumettent à l’agressivité des soldats les Arabes et le personnel humanitaire. Elle nous parle de l’enfant aveuglé pendant l’invasion, tournant le dos au verger qui fut son jardin et n’est plus qu’un cimetière clandestin. Et aussi de W., exprimant sa douleur dans une sorte de thérapie primale par des cris sauvages face à Jérusalem dans la nuit.
Et puis surgit, insolite et glaçante, sous le titre Hôpital, une énumération laconique, telle une sorte de poème en prose, inventaire des plaies, du matériel chirurgical et de l’univers hospitalier. Plus loin, sur le modèle Je me souviens de Georges Perec, ce sont autant de bribes de souvenirs qui se succèdent comme si on feuilletait un album de photos. Mots précis, observations réalistes ; le point de vue de l’autrice ne se départit jamais d’objectivité. Et pourtant, derrière l’apparente froideur de la prise de notes, on sent sourdre une profonde empathie pour ce peuple de bergers que la création de l’État d’Israël et une colonisation violente ont dépossédé de sa terre.
De ce pays qu’ont foulé depuis l’Antiquité les peuples d’Orient et d’Occident, la plume de Stéphanie Dujols nous restitue toute la douceur âpre, avec une précision flaubertienne dans les descriptions qu’elle s’attarde à dépeindre : une haute bâtisse de pierre typique de la vieille ville ou un paysage naturel quand « les collines déclinent en ondulant par paliers, entrelacées en quinconce jusqu’à la plaine qu’on ne peut voir mais au bout de laquelle, dans le pli d’une échancrure entre deux monticules, on croit discerner le liseré de la côte puis quelque chose de la mer… »
D’Abou B., le conteur, le paysan sans âge, inlassable chercheur des vestiges du passé, elle a appris qu’ »en Palestine, chaque parcelle, aussi fragmentaire, aussi minuscule soit-elle, a son nom à elle… Tous les petits noms de la terre tracent une carte extrêmement minutieuse, invisible à l’œil du profane, du monde sinueux qui entoure les villages. » Et elle nous les énumère en une lente litanie inachevée dont chaque terme interpelle l’imagination.
Parfois, elle se fait impressionniste pour accrocher de sa plume les variations de la lumière de « l’heure grise d’avant le crépuscule qui trempait tout dans le même bain terne. » ou d' »un formidable halo de brume phosphorescente teinté d’ocre et de rose (qui) dilate le cercle du soleil en écartant les limites de l’espace… le jour s’attarde, laissant une frange de lumière rose que rien ne saurait distinguer du premier fil de l’aube. »
Les espaces sont fragiles se veut un témoignage de la réalité d’un territoire mutilé par l’Histoire. Il nous est donné dans une langue magnifique qui, au-delà de l’infini malheur de la Palestine, restitue à ses habitants un peu de leur dignité et à la terre éprouvée une partie de sa beauté originelle.
Et comme Stéphanie Dujols, il nous vient, en observant l’attente silencieuse des écoliers palestiniens assis le soir pour attendre les gazelles, face à la vallée d’herbes d’or, une grande soif de paix et d’éternité.
Chroniqueuse : Christiane Sistac
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