Larissa Behrendt, Brittany, traduction Lise Garond, Au vent des îles, 14/05/25, 352 pages, 23€
Dans le panorama littéraire contemporain, certains récits opèrent à la manière d’un sismographe, enregistrant avec une infinie délicatesse les tremblements souterrains de la mémoire, les failles tectoniques qui traversent les lignées et les continents. Brittany, le roman de l’autrice aborigène Larissa Behrendt, admirablement porté en français par la traduction de Lise Garond, est de cette trempe. Il déploie une géographie intime du deuil et de la réconciliation, orchestrée autour du voyage de deux femmes, Della la mère et Jasmine la fille. Leur pèlerinage sur la piste des grands noms de la littérature britannique – de Shakespeare aux sœurs Brontë, de Jane Austen à Virginia Woolf – se mue en une puissante exploration des liens qui unissent et déchirent, des histoires qui soignent et des silences qui pèsent. Le roman, d’une ambition thématique saisissante, tisse une architecture narrative où le passé individuel et le traumatisme collectif dialoguent en permanence, offrant au lecteur une profonde méditation sur la résilience et la transmission.
La topographie du pouvoir et de la mémoire
Larissa Behrendt ancre son récit dans un double paysage, physique et mémoriel, d’une redoutable pertinence. En choisissant l’Angleterre comme décor, elle situe cette quête de réparation au cœur même de l’empire colonial dont l’onde de choc continue de se propager en Australie. Della et Jasmine arpentent une terre dont la culture littéraire, incarnée par le canon, a historiquement contribué à la construction d’une hiérarchie civilisationnelle et à l’effacement des récits autochtones. Le voyage devient ainsi un acte politique subtil : il s’agit de marcher sur la terre du colonisateur pour y déterrer les fragments de sa propre histoire. Chaque visite, chaque évocation d’un auteur britannique, fonctionne comme un miroir tendu aux deux protagonistes. La vie recluse des Brontë, la tragédie des enfants de Dickens ou le combat de Woolf pour une chambre à soi entrent en résonance avec le drame fondateur du roman : la disparition de Brittany, la fille et la sœur, dont l’absence est une présence spectrale qui hante chaque page. Ce deuil est la blessure originelle qui informe les dynamiques familiales, le rapport au monde et la perception de soi. Larissa Behrendt convoque ainsi l’histoire australienne, de la dépossession des terres à la violence systémique, qui infuse le drame intime d’une portée universelle. Le personnel est ici éminemment politique, et la douleur de Della pour sa fille perdue est le reflet d’un chagrin collectif, celui d’un peuple spolié d’une partie de sa mémoire et de ses enfants.
Une polyphonie des voix blessées
La romancière orchestre un dialogue à deux voix, offrant au lecteur les perspectives complémentaires et parfois discordantes de Della et de Jasmine. La prose de Della est ancrée dans le sensoriel, l’oralité, une sagesse pragmatique et une intuition qui puise ses racines dans la culture aborigène. Ses observations sont directes, chargées d’une émotion brute et d’un humour teinté de mélancolie. Elle lit le monde à travers ses expériences, son corps, ses deuils. Sa voix incarne la mémoire incarnée, celle qui se transmet autour du feu, à travers des gestes et des histoires partagées. La dernière lettre qu’elle adresse en pensée à sa fille disparue témoigne de cette puissance affective : « Tu vivras toujours dans mon cœur et tu feras toujours partie de moi. Je sais que ton père est avec toi maintenant. Il n’a jamais cessé de t’aimer lui non plus. Personne n’a jamais cessé de t’aimer. »
En contrepoint, la voix de Jasmine, jeune avocate, est initialement façonnée par l’intellect, la rationalité occidentale et la culture livresque. Son regard sur l’Angleterre et sur sa propre mère est d’abord celui d’une observatrice distante, armée de références littéraires et de concepts juridiques. Pourtant, sous cette armure se révèle une vulnérabilité poignante et un désir profond de connexion. Le voyage la confronte à l’écartèlement de son identité, entre l’héritage culturel qu’elle porte et le monde professionnel qu’elle a embrassé. Cette construction polyphonique permet à l’autrice de révéler ce qui demeure indicible dans les silences de l’une et les analyses de l’autre. C’est dans cet espace entre les deux récits que le lecteur perçoit toute l’étendue du traumatisme et la lente, difficile, mais tangible reconstruction des liens.
Le récit comme lieu de réparation : la notion de khôra
Au-delà d’un drame familial, Brittany élabore une véritable philosophie de la narration comme espace de réparation. Le roman interroge : comment habiter une histoire qui vous a été confisquée ? Comment trouver sa voix quand le silence a été la seule condition de survie ? L’un des concepts qui permet de saisir la profondeur du roman est celui de khôra. Repris de Platon par des penseurs contemporains, la khôra désigne cet espace matriciel, ce réceptacle pré-symbolique qui précède la nomination et l’ordre du langage. C’est le lieu du chaos primordial où tout est possible. Dans Brittany, la khôra est à la fois le deuil innommable de Della, la terre australienne porteuse de mémoires ancestrales et l’espace silencieux entre la mère et la fille. Larissa Behrendt nous montre que le retour à cette khôra affective et mémorielle est une condition nécessaire à la renaissance. Le geste d’écriture de Della dans son carnet, au début maladroit puis de plus en plus assuré, symbolise l’émergence d’une parole nouvelle. Elle nomme enfin les choses, pour elle-même d’abord : « Il ne faut rien dire à ta mère. Est-ce que papa vient dans ta chambre le soir ? Kiki — Je croyais être la seule. » En griffonnant ces mots, elle arrache un fragment du passé à l’oubli et commence à tisser, pour sa fille Jasmine, un nouveau récit familial. Ce geste trouve un écho dans le projet de Jasmine de collecter les histoires de sa tante Elaine, reconnaissant ainsi la validité et la puissance de la tradition orale. Le roman tout entier est un acte de winanga-li – cette « écoute profonde » qui consiste à accueillir le récit de l’autre dans toute sa complexité, sans chercher à le guider ou à le juger. C’est dans ce partage que la transmission se fait et que la guérison devient possible.
Brittany se déploie ainsi comme une magnifique carte du tendre et du trauma. Le roman de Larissa Behrendt possède la force des récits qui éclairent les zones d’ombre de l’âme humaine et de l’histoire collective avec une empathie et une intelligence rares. Le voyage de Della et Jasmine, à la fois physique et intérieur, se révèle être une transformation, à l’image du papillon qui orne la couverture et qui peuple les légendes que les deux femmes se partagent enfin. Il incarne le passage douloureux mais nécessaire du silence à la parole, de la fragmentation à la réunion, du deuil pétrifié à la possibilité d’un avenir. Larissa Behrendt nous offre ici un texte essentiel, une célébration de la puissance des histoires – celles qu’on lit dans les livres, mais surtout celles qu’on se transmet de mère en fille, comme une flamme fragile et indestructible.

Chroniqueuse : Valérie Lounas
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