Jérémie Foa, Survivre. Une histoire des guerres de Religion. Le Seuil, 13/09/2024, 352 pages, 23 €
La violence tapie derrière le voile
L’inquiétude sourd à chaque phrase de Survivre, la dernière parution de Jérémie Foa, tel un fil invisible mais tenace conduisant le lecteur dans le labyrinthe obscur et tortueux des guerres de Religion. Il ne s’agit point ici d’une simple monographie d’histoire, aussi riche et scrupuleuse soit-elle, mais bien d’une immersion littéraire viscérale au cœur d’une période déchirée, où la violence, comme une fièvre maligne tapie derrière le voile des certitudes religieuses, corrompt la trame même de l’existence sociale et pénètre jusqu’au sanctuaire intime des consciences. Comment appréhender cet univers de soupçon endémique, où l’allié devient menace, le langage piège, et la familiarité elle-même un privilège chimérique ? C’est à cette interrogation à la fois poignante et fondamentale que se confronte l’ouvrage, esquissant une cartographie inédite d’un territoire mental et spirituel hanté, où la survie, plus qu’un simple réflexe instinctif, se révèle un art savant, un équilibre toujours précaire entre la ruse nécessaire, l’adaptation vitale, et une profonde et mélancolique humanité.
Jérémie Foa : historien des anonymes aux temps des guerres de Religion
Docteur en histoire moderne, Jérémie Foa s’est imposé comme un spécialiste reconnu des guerres de Religion en France et en Europe au XVIᵉ siècle. Son expertise ne se limite pas à une stricte érudition académique, mais se manifeste par une aptitude à éclairer d’un jour nouveau les enjeux souvent méconnus de cette période tourmentée. Ses travaux explorent avec minutie les multiples facettes des conflits religieux, privilégiant une approche novatrice qui met en lumière la complexité des expériences individuelles et collectives, les stratégies de survie des anonymes, et les mécanismes de la violence civile envisagés au ras du sol.
Jérémie Foa s’écarte avec une délibération manifeste des sentiers battus de l’histoire politique et des récits convenus sur le pouvoir. Il délaisse les ors et les pourpres des palais royaux et les grandes stratégies militaires pour s’attacher à explorer avec une précision quasi microscopique la texture même du quotidien, les mille détails de l’expérience individuelle, l’intime bruissement des vies anonymes. C’est à fleur de peau qu’il recueille les échos amortis du grand vacarme de l’Histoire, dans le secret des confessions épistolaires, la trivialité de règlements de compte villageois, le poids indicible des silences qui en disent long. « Je me suis couché mille foys chez moy, imaginant qu’on me trahiroit et assommeroit cette nuict là », confie Montaigne, dans une citation inaugurale qui irradie tout l’ouvrage. Par ces mots déchirants, c’est l’atmosphère irrespirable d’une société en proie à la désagrégation que l’auteur met en lumière, cet état de crise où l’ennemi emprunte les traits du semblable, aussi impalpable qu’intime, transformant le royaume tout entier en un champ de ruines intérieures. L’étude, tout en respectant scrupuleusement la progression chronologique des huit guerres de Religion qui scarifièrent la France de 1562 à 1598 (du tragique massacre de Wassy jusqu’à la fragile promesse de l’Édit de Nantes), progresse avec la persistance sourde d’une blessure non refermée, alternant le récit poignant de destins individuels tombés dans l’oubli et l’analyse approfondie des mécanismes souterrains de la violence civile. Ici, nul épanchement romantique, mais un ton d’une gravité contenue, conciliant attention historique minutieuse et force d’évocation, tel un clinicien explorant avec rigueur les symptômes de la pathologie française, non sans compassion mais avec une implacable acuité scientifique. La voix narrative choisit de se placer en surplomb, à la fois distanciée et attentive, explorant les dédales les plus profonds des psychés et des imaginaires, déchiffrant les signes ténus d’une douleur collective rampante, interprétant les signaux incertains annonciateurs du cataclysme. Dans ce cadre austère et poignant, Jérémie Foa nous invite à ressentir la polyphonie dramatique d’un monde au bord du gouffre, où les repères vacillent et les liens sociaux se consument, nous entraînant inexorablement au cœur d’une intrigue à la fois collective et désespérément personnelle.
Survivre : l'art de la résistance en temps de guerres civiles
La trame argumentative qui parcourt Survivre réside indubitablement, ainsi que son titre l’énonce avec limpidité, dans l’examen attentif de la question cardinale de la survie – bien sûr la survie matérielle, mais aussi et peut-être surtout la survie morale, la sauvegarde de l’identité et la perpétuation de la foi. Dans ce monde à feu et à sang, rongé par la défiance et les faux-semblants, comment les êtres humains peuvent-ils résister, persévérer, maintenir coûte que coûte le fil ténu de leur existence propre, traverser l’orage sans être emportés corps et âme ? Jérémie Foa déploie avec patience les innombrables stratégies élaborées par ces sujets anonymes confrontés à l’absurdité de l’Histoire – tactiques de dissimulation et de faux-semblants, réinvention des apparences et des rôles sociaux, recours opiniâtre au silence comme ultime forteresse intérieure, manipulation subtile de l’espace urbain, et même, art exigeant de la conquête rhétorique, considérée autant comme arme de combat que comme ultime planche de salut spirituel. La Saint-Barthélemy, icône obsédante du trauma national, plane comme une ombre funeste tout au long du livre, à la manière d’un contrepoint spectral, matérialisant la violence insensée et omniprésente, l’abîme de l’inhumanité comme horizon indépassable. D’autres moments cruciaux balisent le récit, soulignant la progression implacable du désastre : les massacres collectifs commis au nom d’un dogme impitoyable, les séquestrations arbitraires, les vengeances personnelles, et également les escarmouches urbaines, les conspirations palatiales, et ce lancinant « filet de malheurs [qui] cerne une époque scandée par huit guerres de Religion et quadrille les règnes successifs de quatre rois une époque », trouée de crises climatiques et de poussées épidémiques. Se gardant de toute tentation scénaristique, Jérémie Foa choisit de privilégier l’étude précise des gestes les plus ordinaires de ses protagonistes, leurs hésitations profondes, leurs faibles certitudes et leurs cruelles désillusions. Il orchestre avec maestria les passages narratifs oppressants – cavales nocturnes dans les rues désertes, interrogatoires brutaux, tentatives hasardeuses de bifurquer les lignes ennemies – et analyses plus théoriques, sondant les méandres inconnus de cette « stasis » qui ronge le corps social, cette « guerre civile chez les Grecs », pour reprendre l’expression des lettrés du temps. Bâti selon des chapitres vastes et amassés, rythmés de sous-ensembles thématiques qui balisent la progression du propos, le récit s’édifie selon une composition mosaïque et organique, reflétant les tortuosités insondables des cheminements intérieurs de ses acteurs, les sinuosités paradoxales de leurs voies narratives, les tensions fertiles des antagonismes idéologiques.
Le filet de malheurs : chronique d'une époque scandée par huit guerres
En ces temps incertains où nos sociétés occidentales se savent de nouveau confrontées à des poussées identitaires explosives, des terreurs impalpables et des réflexes communautaristes de défense, la relecture de Survivre frappe par son étrange et implacable actualité. Car le travail de Jérémie Foa jette une lumière blafarde sur cette angoisse ancestrale qui hante nos imaginaires : la persistance du spectre de l’ennemi invisible, la paranoïa séculaire du voisin démasqué, la manipulation insidieuse du langage comme arme de guerre idéologique. Comment ne pas entendre résonner les échos des rhétoriques de radicalisation contemporaines à la lecture de ces pages minutieuses qui décortiquent les ressorts secrets de la défiance et du soupçon élevés en systèmes de survie ? Comment ne pas percevoir le reflet de nos propres fragmentations sociales dans ce tableau alarmant d’un monde où « le sens commun en un mot – se dérobent et cessent d’être immédiatement appropriables » ? L’apport principal de ce livre tient à cette étonnante aptitude à examiner le passé sans le réduire à une simple évocation érudite, mais bien au contraire en cherchant sans relâche ses analogies troublantes avec nos hantises actuelles. Il nous invite avec force à revisiter notre époque trouble à l’aune de cette mémoire étouffée, à mieux comprendre les mécanismes permanents de la violence politique, à mieux saisir l’urgence toujours actuelle de cet art délicat du « savoir-vivre en guerre civile » dont Montaigne faisait l’éloge. C’est à cette aune exigeante que s’affirme, à la fois terrible et lumineuse, la leçon de ce livre remarquable. Par l’éloquence discrète des portraits qu’il esquisse de ces figures fragiles prises dans la tourmente, Survivre nous transmet un legs essentiel : une mémoire vibrante, une conscience politique vive, et par-dessus tout – et c’est là probablement sa plus grande richesse – une humaine et vibrante compassion. Ce livre, à la fois documentaire et émouvant, combinant hauteur de vue et intensité littéraire, mérite largement de compter parmi les lectures nécessaires de notre temps. À sa lumière sombre mais perçante, notre perception définitive des guerres de Religion s’en trouve bouleversée à jamais.

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