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Disons-le d’entrée, ce livre est un coup de cœur et son écriture reflète bien la complicité de Jacqueline Willemetz, l’auteure, avec l’actrice confiante. Quand on pense à Suzy Delair, on pense au cinéaste Henri-Georges Clouzot, l’homme de sa vie, à L’assassin habite au 21 (1942) et à Quai des orfèvres (1947). Delair, feu follet d’une étonnante vitalité (morte en 2020 à l’âge de 102 ans), n’est pas seulement une étoile du cinéma, belle aux yeux rieurs et à la voix d’or, elle est aussi une star du théâtre, du music-hall, de la chanson, de la danse et de l’opérette, menant plusieurs carrières de front, accumulant les succès, les publics et les conquêtes. Ses Mémoires, franches et passionnantes, agrémentées de moult anecdotes et révélations, ravivent un siècle de spectacles et de lumières.

Delair, de son vrai nom Suzanne Pierrette Delaire, est née dans un milieu pauvre (mère couturière et père sellier-carrossier), recevant en héritage le goût du travail. À six ans, elle écoute La Violetera et, en fin du spectacle, reçoit en plein visage un bouquet de fleurs lancé par l’artiste dans le public, sa passion de la chanson est née. Très tôt, elle travaille comme arpète chapelière mais n’en fait qu’à sa tête, changeant plusieurs fois de patronnes et son père la menace de maison de correction si elle se retrouve sans emploi. À 15 ans, elle a son premier rôle dans Au jardin de la Pompadour (1932) de Pierre Taponier. Elle gagne en quelques heures ce qu’elle gagnait en plusieurs mois, mais, pour son père, artiste n’est pas un métier. Elle cherche de petits boulots dans des films (Les violettes impériales, Professeur Cupidon) et dans des opérettes (Kalinka, Les aventures du roi Pausole). Au théâtre, elle entre dans une revue et commence à se faire un nom : Suzette Delaire. Elle joue dans Étienne (1933) de Jacques Deval, devient figurante dans les films Casanova, Poliche (1934), Les sœurs Hortensia, Dédé (1935) avec Danielle Darrieux qui la prend en amitié. Elle est engagée aux Bouffes-Parisiens dans Pour ton bonheur, enchaîne film (Trente et quarante), opérette (Flossie), théâtre (Les joies du camping). Elle rencontre Paul Brach, joue tant au théâtre qu’au cinéma et multiplie les petits rôles mieux payés. En 1937, Mistinguett la prend dans sa revue, mais elle part pour le Théâtre du Chatelet à 1600 Fr. par mois, car « sans amant » (sans protecteur pour la protéger). Câline et joyeuse, elle enchaîne les figurations et les amoureux.

La rencontre avec Henri-Georges Clouzot, en 1938, bouleverse sa vie (et inversement). Elle a 20 ans, lui 31 ans. Il lui propose de vivre avec elle et ils s’installent ensemble. Elle n’est ni fiancée ni mariée. Sous la France en guerre, elle chante à Bobino, au Caprice Viennois, au Bagdad, au Ciro’s, l’Impératrice, Sa Majesté, aux Folies-Belleville… Le film qui lui donne son premier grand rôle est Le dernier des six (1941) de Georges Lacombe sur un scénario de Clouzot qui commence à travailler comme cinéaste pour la Continental films. Ils fréquentent Alfred Greven qui, appréciant son humour et sa verve, la pousse à devenir actrice et non figurante et lui offre un contrat de trois films. S’ensuit le film culte L’assassin habite au 21 (1942). Elle fait partie en mars 1942 du groupe d’acteurs (avec René Dary, Junie Astor, Danielle Darrieux, Albert Préjean et Viviane Romance) invités à Berlin par les Allemands pour promouvoir Premier rendez-vous avec Danielle Darrieux et visiter les studios de cinéma de l’UFA. Cela lui est reproché à la Libération, mais elle n’écope que d’une suspension de trois mois par la Commission d’épuration du spectacle en 1944 et est blanchie de toute sanction par le Comité national d’épuration en 1945. Alors que Clouzot est interdit de travail, Suzy Delair se lance dans l’opérette et le cinéma. En 1947, Clouzot et Delair triomphent dans Quai des orfèvres. En 1948, elle tourne avec Bourvil Par la fenêtre de Gilles Grangier, film oublié aujourd’hui, mais où Bourvil chante et non pas elle et affiche sa complicité. La même année, au Premier festival de jazz de Nice, Louis Armstrong adore sa prestation de C’est si bon et l’adopte avec sa trompette d’or, lui faisant faire le tour du monde.

En 1949, la rencontre de Georges Cravenne marque un virage et la séparation de Clouzot et de Delair, même s’ils continuent à se voir. En 1950, elle tourne dans Lady Paname d’Henri Jeanson (en prenant le rôle destiné à Arletty), Atoll K de Léo Joannon avec Laurel (malade, dont c’est le dernier film) et Hardy. Elle rencontre Léonidas Maroulis et entame de 1951 à 1953 une tournée de chants et de galas en Europe, aux États-Unis et en Afrique. En 1954, elle tourne Le fil à la patte, Gervaise, Le couturier de ces dames. Les années 1958, 1959, 1960, sont celles du théâtre avec La vie parisienne. 1960, c’est aussi Rocco et ses frères de Luchino Visconti où elle est Luisa, la blanchisseuse qui cède à Simone (Renato Salvatori). Les années 1960 apportent peu de consolation et, en 1973, le succès des Aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury, où elle est Germaine Pivert, l’épouse de Victor Pivert (Louis de Funès), est pour elle la fin du grand écran. Elle se tourne vers le petit écran dans des séries télévisées (Le mythomane, 1980, L’âge vermeil, 1984), et participe à des émissions télévisées, des festivals et des rétrospectives.

En conclusion, la carrière de Suzy Delair, artiste polyvalente, a été riche et mouvementée, les propositions nombreuses arrivant en désordre du cinéma, du théâtre, du music-hall, de l’opérette au tour de chant. Aux parfois grands vides, se sont succédées des éloges et des critiques, des déclarations et des amours, des tristesses et des joies. Elle a eu une vie extraordinaire que ces mémoires, riches d’anecdotes et de noms, prenantes et émouvantes, font revivre. Sa philosophie sera résumée par trois de ses aphorismes : « Je suis une fille de rien qui n’aime que la qualité » ; « Mes références viennent des gens que j’ai aimés » ; « Il faut faire les choses bien, avec amour ». Enfin, des Distinctions (différents prix musicaux lyriques, commandeur des Arts et Lettres, Officier de la Légion d’honneur…), Lettres de l’épuration, Lettres de Clouzot à Delair, Discographie (en 78, 45 et 33 tours, CD), Chansons, Films et téléfilms, Théâtre, complètent l’ensemble.

Précisons que Jacqueline Willemetz est la petite fille du librettiste et lyriciste Albert Willemetz qui est l’un des pères de l’opérette moderne. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur la musique (notamment sur son grand-père, Maurice Chevalier, Sacha Guitry et Chopin) et publie, par ailleurs, en ce mois de mars, avec Noël Herpe, Delair Clouzot, la correspondance du couple, aux Éditions Marest, dont la chronique devrait suivre sous peu.

Delair, Suzy & Willemetz, Jacqueline, Suzy Delair : mémoires, Préface de Benoît Duteurtre, L’Harmattan, 21/02/2022, 1 vol. (267 p.), 25€.

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Albert Montagne

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