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Sylvie Lefèvre, La magie du codex : corps, folio, page, pli, cœur, Les Belles lettres, 03/11/2023, 1 vol. (289 p.), 25,90€.

Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, qui a introduit la notion de norme, le livre a constitué un modèle de créativité et d’inventivité, comme le montre cet ouvrage, merveilleusement illustré, de Sylvie Lefèvre, spécialiste de littérature française du Moyen Âge.
La couverture découpée semble incruster la reproduction de la page ouverte d’un manuscrit médiéval, affectant la forme d’un cœur. Ce sont d’ailleurs les notions de page, feuille et feuillet que Sylvie Lefèvre commence par interroger, pour montrer que les mots que nous employons s’inscrivent dans une histoire, dont l’objet n’a cessé d’évoluer, du rouleau antique à la tablette numérique. Elle questionne l’étymologie de ces termes, rappelant comment le support d’inscription de l’écrit détermine le vocabulaire qui s’y attache et comment la corporéité du livre institue des usages spécifiques.

Il faut qu’un livre soit ouvert ou fermé

La première interrogation de Sylvie Lefèvre concerne la présentation du livre, et concerne la notion de dédicace, essentielle pour les textes du Moyen Âge et de la première Modernité, qui dépendent d’un système de mécénat et se trouvent, de ce fait, adressés à un destinataire. L’adresse est illustrée d’une miniature, dans laquelle l’auteur du livre le présente humblement à son dédicataire. L’ouvrage apparaît le plus souvent fermé, mais il existe quelques exceptions, que commente Sylvie Lefèvre. La Magie du codex offre une iconographie d’une extrême richesse, qui vient appuyer ses analyses. Parfois, les auteurs font preuve d’une très grande subtilité, comme Antoine de La Sale dans la dédicace de son Paradis de la reine Sibylle.
Le donateur et le dédicataire sont représentés par des emblèmes, tout comme le livre, absent physiquement, que l’on remplace par le fermail d’or que tient la femme ailée, ce dernier désignant aussi le fermoir du livre au Moyen Âge.

Quant au geste d’ouvrir et de fermer le livre, d’apparence banal, que nous effectuons sans vraiment réfléchir à la question, il constitue l’aboutissement d’un processus historique, nous faisant passer peu à peu du volumen, que l’on déroule, au codex. La diffusion du christianisme (contrairement au judaïsme, attaché à la conservation du rouleau) et le passage à l’imprimerie ont favorisé la mise en place du codex et l’organisation de la page. Le codex introduit une violente rupture, en instituant des actions de découpage et de collage : il brise la linéarité de la construction et s’articule sur une double page. Les Chinois, qui sont aussi passés du volumen au livre plié, ont imaginé d’autres formes, comme celle du livre-accordéon, sous la dynastie Tang, puis, à la fin de cette dynastie, au début de l’époque Song, au livre-papillon, retravaillé plus tard pour devenir livre à sacs. Mais si les deux types d’ouvrages paraissent se ressembler, le mode de fabrication s’avère différent :

Il (le codex occidental) est fait de cahiers qui réunissent des feuilles pliées et encartées les unes dans les autres. Aussi la volonté de veiller à l’équilibre et à l’esthétique de la double page évidente dans les livres de l’Orient y est-elle plus remarquable puisque techniquement elle paraît plus acrobatique.

Sylvie Lefèvre en détaille les règles avant de montrer les analogies et les références suscitées par le vocabulaire définissant le livre, empruntées au monde agricole, avant d’interroger la manière dont se font la pagination, les index, les tabulations, ainsi que l’invention de la page du titre.

Toute lecture est un parcours initiatique

La Magie du Codex met en évidence une série de notions inhérentes au codex, qui renvoient à l’idée d’un voyage initiatique. Il y est questions de seuils, de rébus, de labyrinthes. Convoquant tour à tour Charles Nodier, Walter Benjamin ou même Jorge Luis Borges, l’autrice se réfère à des ouvrages destinés à la manipulation, dont certains ont appartenu à des magiciens, faits pour émerveiller ou déconcentrer le lecteur, qui ont pu inspirer l’auteur du Livre de sable.

Si ouvrir le livre s’apparente à entrer dans l’espace textuel, cela se fait par de multiples passages, par la porte ou par la fenêtre, comme Marguerite de Navarre le suggère dans la nouvelle 21 de l’Heptaméron. On trouve la même correspondance entre fenêtre et livre ouverts dans le Livre d’heures de Marie de Bourgogne, un texte que Sylvie Lefèvre analyse longuement, illustrations à l’appui. Si la fin du Moyen Âge joue beaucoup sur la présence de lieux de mémoire dans ses fictions, la métaphore du livre comme bâtiment perdure chez divers auteurs, comme Christine de Pisan ou Georges Chastelain. La notion de frontispice, qui désignait le fronton d’un édifice, a migré du domaine de l’architecture à celui de l’imprimerie et de la bibliophilie. D’autres éléments proviennent aussi de l’univers architectural pour se déployer au sein des codex, portiques, tables ou tableaux.

L’objet livre comme expression de la fantaisie

Si pour Mallarmé le livre s’apparentait à un tombeau mystérieux, bien avant lui, les auteurs de codex du Moyen Âge ont rivalisé d’ingéniosité pour lui donner diverses formes, de la bibliothèque-cimetière de René d’Anjou, avec les six tombes de poètes visitées par le héros de son Livre du cœur d’amour. Parfois aussi, on dissimule des tableaux dans de faux livres, comme les présumés portraits de Charles VIII et d’Anne de Bretagne peints par Jean Perréal. La réalisation de tous ces objets nécessite un habile travail de manipulation.

Sylvie Lefèvre aborde aussi la question de l’épaisseur de la page, dont la transparence suscite parfois des élans créateurs, comme ceux de James Joyce avec le chapitre “Circé” d’Ulysse. Mais déjà au XVe siècle, la transparence du parchemin du Livre d’heures de Marie de Bourgogne avait constitué un sujet d’inspiration. Répétitions de motifs, effets de miroir, peintures recto et verso donnent des effets surprenants, dont on peut retrouver des échos dans les albums jeunesse contemporains. Il arrive que les livres apparaissent percés de vrais ou de faux trous, jouant sur le trompe-l’œil. Si les peaux utilisées sont imparfaites, les copistes se servent de leur défectuosité à des fins imaginatives. On relève aussi, dans certains textes, des effets d’affichages ou des incrustations. À certains moments, il s’agit de livres animés par leurs lecteurs, par un système de tirettes, d’une étonnante modernité.
La lecture apparaît quelquefois guidée, avec l’image d’une main ou d’un doigt invitant à tourner les pages. Signets et marque-pages interviennent dans la composition de l’ouvrage, auquel ils se trouvent attachés. On les observe aussi dans certains tableaux représentant des livres, comme dans Jésus parmi les docteurs, d’Albrecht Dürer, qui a choisi d’inscrire sa signature sur le signet du livre représenté.

D’une extrême richesse, La Magie du codex revisite non seulement les livres du Moyen Âge, mais les confronte à des œuvres récentes, pour mettre l’accent sur leur surprenante inventivité. Elle restitue ici le caractère particulier de l’époque médiévale et la fécondité de sa création. Le livre apparaît non seulement comme un texte offert au lecteur, mais aussi un objet précieux, une œuvre d’art, au caractère tant sérieux que ludique. Très érudit, et magnifiquement illustré, l’ouvrage de Sylvie Lefèvre invite à porter un regard neuf sur une époque ayant duré plus de mille ans, et dont on ignore bien des pratiques. Il ravira les amoureux du Moyen Âge et des livres. La subtilité dont ont fait preuve les artistes trouve aujourd’hui divers échos dans le monde de l’art et de l’édition. Le pli, le cœur, le labyrinthe, le secret, toutes ces métaphores nous renvoient à la polysémie du livre comme à sa matérialité, à une époque où le numérique tend à nous priver du caractère sensoriel des pages que l’on tourne, avec leur odeur et le bruissement. C’est dans ce rappel que réside l’un des mérites de ce texte, précis, documenté, et plein de poésie.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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