Asma Mhalla, Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats, Le Seuil, 12/02/2024, 275 pages, 19,90 €.
Dans son ouvrage Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats, Asma Mhalla nous plonge au cœur des enjeux technopolitiques qui façonnent notre époque. Politologue et spécialiste reconnue des implications politiques et géopolitiques de la technologie, l’auteure offre une analyse perspicace et alarmante des transformations profondes que subissent nos sociétés sous l’influence des avancées technologiques. À travers une exploration minutieuse des dynamiques de pouvoir émergentes, l’auteure nous invite à reconsidérer notre compréhension des relations entre technologie, politique et société.
L'émergence des "Big Tech" comme acteurs géopolitiques
Asma Mhalla commence par dresser un brillant portrait saisissant de l’ascension fulgurante des géants technologiques, communément appelés “Big Tech”. Ces entités, qui étaient encore de simples entreprises innovantes il y a quelques décennies, se sont métamorphosées en acteurs géopolitiques de premier plan. L’auteure démontre comment ces entreprises, par leur maîtrise des technologies de pointe et leur capacité à collecter et exploiter des données à une échelle sans précédent, ont acquis un pouvoir qui transcende les frontières traditionnelles des États-nations.
Dans un passage particulièrement éclairant, Asma Mhalla écrit : “Les BigTech sont devenus des acteurs géopolitiques de premier plan, par la force des choses et des infrastructures.” Cette affirmation souligne la nature quasi inévitable de cette transformation, résultant de la convergence entre l’innovation technologique et les besoins croissants en infrastructures numériques de nos sociétés modernes.
La redéfinition de la souveraineté à l'ère numérique
L’un des aspects les plus fascinants de l’analyse d’Asma Mhalla est sa réflexion sur la manière dont la montée en puissance des Big Tech remet en question les concepts traditionnels de souveraineté. L’auteure argumente de manière convaincante que la maîtrise des technologies de l’information et de la communication est devenue un attribut essentiel de la souveraineté au XXIe siècle.
Elle explore comment les États se trouvent dans une position paradoxale, à la fois dépendants des infrastructures et des services fournis par les géants technologiques, et en compétition avec eux pour le contrôle de ressources stratégiques telles que les données des citoyens. Cette tension est au cœur de ce que l’auteure appelle la “souveraineté liquide“, un concept qui capture éloquemment la nature fluide et contestée du pouvoir à l’ère numérique.
Les relations ambivalentes entre géants technologiques et États
Dans cette partie de l’ouvrage, Asma Mhalla développe l’idée fascinante d’un “Léviathan à deux têtes”, métaphore puissante pour décrire la relation complexe et souvent ambiguë entre les Big Tech et ce qu’elle nomme le “BigState”. L’auteure dépeint un tableau nuancé où coopération et compétition coexistent, créant un équilibre précaire de pouvoir. Elle écrit : “Le BigState est un État fort, qui ne rechigne pas à en faire la démonstration quitte à en faire trop, mais qui entretient avec les BigTech un rapport liquide, variable, lunatique, ambivalent. Le BigState est un État qui vit par et pour lui-même, qui joue sa propre survie” Cette description met en lumière la nature dynamique et parfois imprévisible des interactions entre ces deux pôles de pouvoir, soulignant les défis que cela pose pour la gouvernance et la régulation.
L’auteure poursuit en examinant les motivations profondes qui animent à la fois les Big Tech et le Big State dans leur quête de puissance. Elle argue de manière convaincante que cette course à la domination technologique et informationnelle a des implications profondes pour la société dans son ensemble.
Asma Mhalla nous met donc en garde contre les dangers potentiels de cette concentration de pouvoir, notamment en termes de surveillance de masse, de manipulation de l’opinion publique et d’érosion des libertés individuelles. Elle souligne comment la convergence des intérêts entre les géants technologiques et les appareils étatiques peut conduire à la création de systèmes de contrôle social sans précédent dans l’histoire.
Les technologies de "l'hypervitesse" et leur impact sociétal
Dans cette section cruciale de l’ouvrage, Asma Mhalla introduit le concept de technologies de “l’hypervitesse“, qu’elle considère comme le moteur principal des transformations sociétales en cours. Ces technologies, caractérisées par leur capacité à traiter et transmettre l’information à des vitesses vertigineuses, remodèlent fondamentalement notre rapport au temps, à l’espace et à la réalité elle-même.
L’auteure analyse de manière percutante comment ces technologies, de l’intelligence artificielle aux réseaux sociaux en passant par la réalité virtuelle, altèrent nos processus cognitifs et nos interactions sociales : “La Technologie Totale n’est pas qu’un gigantesque système techniciste flottant au-dessus de nos têtes mais un projet bidirectionnel : il est certes à la fois autonome, la technologie avance par et pour elle-même, mais tout en étant orientée par ceux qui la conçoivent, et inversement, dans une boucle de rétroaction infinie.“
La militarisation involontaire du citoyen
Le cœur de la thèse de l’ouvrage réside dans son affirmation audacieuse selon laquelle ces technologies transforment chaque citoyen en un soldat involontaire d’une nouvelle forme de guerre technologique. Elle développe l’idée que nos cerveaux sont devenus le champ de bataille ultime, où se livrent des combats invisibles pour l’attention, l’influence et le contrôle.
L’auteure explore comment les techniques de manipulation psychologique, amplifiées par les technologies de l’hypervitesse, sont déployées à grande échelle pour façonner les opinions, les comportements et même les identités. Elle met en lumière les dangers de cette “militarisation cognitive” pour l’autonomie individuelle et la cohésion sociale.
Asma Mhalla écrit avec une urgence palpable : “Nous sommes en guerre, une guerre qui ne se dit pas encore, et nos cerveaux en sont les ultimes champs de bataille.” Cette affirmation saisissante souligne l’invisibilité et l’omniprésence de cette nouvelle forme de conflit, qui se déroule en grande partie à l’insu des citoyens.
La déstabilisation des processus démocratiques
Dans une section cruciale, Asma Mhalla examine les implications profondes de ces développements technologiques pour les systèmes démocratiques. Elle argumente de manière convaincante que les technologies de l’hypervitesse, en particulier les réseaux sociaux et les systèmes d’intelligence artificielle, posent des défis sans précédent à la délibération démocratique et à la formation d’un consensus social.
L’auteure analyse comment la fragmentation de l’espace informationnel, la propagation virale de la désinformation et la manipulation algorithmique des flux d’informations contribuent à polariser les sociétés et à éroder la confiance dans les institutions démocratiques : “La démocratie ne devrait pas résister mais métaboliser les symbioses et les hybridations à la condition expresse de savoir qui elle est, où elle va.“
La nécessité d'une innovation politique
Face à ces défis monumentaux, Asma Mhalla ne se contente pas de dresser un tableau sombre de la situation. Elle plaide avec force pour une “innovation politique” capable de réinventer les institutions démocratiques à l’ère numérique. L’auteure propose des pistes de réflexion stimulantes pour repenser la gouvernance, la participation citoyenne et la régulation des technologies.
Asma Mhalla appelle à une prise de conscience collective et à un engagement actif des citoyens dans la définition des règles qui gouverneront notre avenir technologique. Elle écrit : “La cogouvernance permet de mettre sur pied de nouveaux mécanismes de contrôle institutionnel à un moment où les instances de régulation existantes paraissent de plus en plus obsolètes et globalement peu créatives.”
L’auteure souligne l’importance de développer une “littératie numérique” chez les citoyens, afin qu’ils puissent naviguer de manière critique et informée dans l’écosystème informationnel complexe de notre époque. Elle plaide également pour une refonte des cadres réglementaires internationaux pour mieux encadrer les activités des géants technologiques et protéger les droits fondamentaux des citoyens.
Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats d’Asma Mhalla est un ouvrage d’une importance capitale pour quiconque cherche à comprendre les enjeux fondamentaux de notre époque. À travers une analyse rigoureuse et multidimensionnelle, l’auteure nous offre une cartographie précieuse des nouvelles dynamiques de pouvoir qui façonnent notre monde.
La force de l’ouvrage réside dans sa capacité à tisser des liens entre des domaines souvent traités séparément – la technologie, la politique, la géopolitique et la psychologie sociale – pour offrir une vision holistique des défis auxquels nous sommes confrontés. Asma Mhalla réussit le tour de force de rendre accessibles des concepts complexes sans jamais sacrifier la profondeur de son analyse.
Si l’on peut parfois trouver le tableau dressé par l’auteure quelque peu alarmiste, il est difficile de nier la pertinence et l’urgence des questions qu’elle soulève. Son appel à une prise de conscience et à une action collective pour façonner notre avenir technologique résonne comme un impératif moral de notre temps.
En conclusion, Technopolitique est un ouvrage essentiel qui devrait être lu par tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de nos sociétés démocratiques à l’ère numérique. Il nous rappelle avec force que la technologie n’est pas un destin, mais un champ de bataille politique où se joue l’avenir de nos libertés et de notre humanité. Asma Mhalla nous invite à prendre pleinement conscience de notre rôle dans cette lutte et à nous engager activement dans la construction d’un avenir technologique qui serve les intérêts de tous.
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