Élise Goldberg, Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, Verdier, 24/08/2023, 1 vol. (160 p.), 18€.
Comme un écho à un film connu, le titre du livre d’Élise Goldberg, publié aux éditions Verdier, évoque un plat emblématique de la cuisine ashkénaze, la carpe farcie, gefilte fish en yiddish. Une évocation assez paradoxale, le plat en question ne se révélant aucunement gastronomique, ni par le goût, ni par l’aspect. Alors, pourquoi ce titre, et quel objectif le livre poursuit-il ?
L’empire de la fadeur
La poétesse japonaise Sekiguchi Ryoko célèbre dans Fade et Manger fantôme une caractéristique de la cuisine japonaise, le fade. Tout autre apparaît le contexte dans lequel s’inscrit la mythique carpe farcie, dont Élise Goldberg définit l’absence de séduction, reflet de ses origines. Face à la somptueuse cuisine sépharade, avec « son huile d’olive qui vous met le soleil sur la langue », sur laquelle elle refuse d’écrire, arguant la concurrence déloyale, l’alimentation ashkénaze frappe par son austérité, que semble incarner ladite carpe :
Aux yeux du non-initié, j’imagine combien ces réactions étaient mystérieuses. Comment s’extasier devant les darnes beigeasses d’un poisson dont plus personne ne voulait, emplies d’une farce du même beige insignifiant, condimentées d’une sauce betterave qui donnait l’impression que l’animal était victime d’une hémorragie ?
Inversant les codes, la description, loin de faire saliver le lecteur, convoque la répulsion, tant par l’indécision de la couleur du mets que la métaphore sanguinolente qui s’attache à la sauce l’accompagnant. Long à préparer, le plat présente d’autres inconvénients, que l’auteur détaille avec humour, comme celui de boucher les tuyauteries, avec toutes les conséquences prédictibles de l’incident. Mais l’indispensable gelée, « cuillerée ectoplasmique », renvoie au goût des Ashkénazes pour la transparence.
Pour définir les pâtisseries, Élise Goldberg a recours à un dialogue érotico-culinaire emprunté à la série Columbo, où l’assistante d’un mari infidèle est comparée à « une bavaroise à la crème, flambée à la liqueur », tandis que son épouse s’apparente à « un simple gâteau de riz », du type de ceux que préparait la grand-mère de l’auteur, au goût agréable, « mais pour la présentation », pas vraiment affriolante, « plus dans la robe de chambre matelassée que dans le déshabillé dentelle« . Peu colorée, la cuisine ashkénaze présente le même caractère conceptuel que les créations de Sophie Calle, et nécessite d’être environné de discours. Le livre, qui tire plus du côté de l’essai que du roman culinaire, ne donne pas vraiment de recettes, mais énumère toute une série de mets particuliers, et aussi de restaurants, à la disparition desquels il ne cesse de nous confronter.
Le pouvoir des mots
Ces évocations permettent d’égrener une série de mots yiddish, que l’écrivain ne parle pas, bien que sa mémoire en conserve des traces. La thématique de la carpe constitue un leitmotiv qui parcourt le livre et sert de prétexte à d’autres réflexions. Quant à la pratique de langue (le terme déjà peut s’entendre de diverses façons), elle s’apparente à l’ingestion de nourriture, et le vocabulaire, choisi sciemment par Élise Goldberg, apparaît hautement révélateur :
On les a sur le bout de la langue, là où fourmillent les papilles. Les mots nous emplissent la bouche, sollicitent la mâchoire. Les mots sont des mets que l’on mastique. Nourriture que l’on concasse des molaires pour en faire des gru-mots. Mâcher ses mots. Simplement, ils sortent du corps plutôt que d’y entrer. La langue qu’on apprend, c’est comme la nourriture qu’on absorbe, il faut le temps de la métaboliser, de la digérer. La langue nous nourrit et chacune a sa saveur, yiddish compris.
Et d’ajouter : « Je ne connais pas le yiddish, ne l’apprends pas, pourtant quelque chose en moi trouve du réconfort à l’idée que d’autres l’apprennent ou le parlent encore.«
Peut-être son sentiment de réconfort est-il lié au fait que cette langue crée du lien comme avec boulbès, latkès, kouguel, tshoulnt, khemzleh, schnitzels, dont elle donne occasionnellement la traduction, car les mots s’avèrent inséparables des choses et servent à exprimer une réalité. Mais le yiddish, loin de se contenter d’investir le vocabulaire culinaire, renvoie à un monde disparu, ou en voie de disparition. C’est la même chose pour la cuisine, (l’auteur se lance dans une quête sur les réseaux sociaux) et pour la langue, toutes deux devenues rares. Élise Goldberg se réfère aux listes établies par Sei Shônagon, à un roman de Yoko Ogawa, intitulé Cristallisation secrète, dans lequel les objets s’absentent du réel mais aussi des mémoires. Comme Élise Goldberg, la narratrice du roman s’efforce de les préserver et d’en conserver le souvenir. C’est d’ailleurs sur l’image d’une pratique japonaise que se clôt le livre, le kintsugi, qui permet de recoller les porcelaines en appliquant de la poudre d’or sur les blessures, préférant exhiber les cicatrices que les dissimuler.
Cuisine et mémoire
La quête de l’auteur est donc un travail de mémoire, qui passe par celle des saveurs pour remonter au plus profond. Si elle évoque « la masse gris-beige informe, sucrée salée des repas de famille dont mon palais a archivé le goût », c’est pour rechercher les souvenirs d’une famille qui n’a parfois même pas de pierres tombales où ses descendants pourraient se recueillir. À l’enquête sur des réseaux sociaux ciblés se superpose une recherche très personnelle, sur le passé familial. Il s’agit d’aller au-delà des apparences, pour comprendre les tragédies qui se sont jouées plus d’un demi-siècle auparavant. Ainsi, le village d’Ozoir où elle passait ses vacances ne lui rappelle que des souvenirs idylliques de l’enfance, comme la vision de sa grand-mère rognant des plaquettes de chocolat pour le leykekh, « le garage ensuqué de toiles d’araignées où dormaient vélo et trottinette », le « verger de cerises blanches et groseilles à maquereaux vibrant d’insectes », ou « l’ennui tranquille des après-midis d’été ». Dans ces conditions, comment pourrait-elle imaginer qu’une sœur de sa grand-mère, dont elle conserve l’image « paisible parmi les roses du jardin, un sécateur à la main », a été cette jeune femme de Varsovie qui courait le risque d’être emprisonnée car elle cachait des tracts communistes ? Qui avait fui en URSS avant d’y être arrêtée par la police politique qui l’avait privée de son enfant, exposé à un destin terrible : « Que le nourrisson, privé de lait et de soins, avait dû hurler, s’époumoner, avant que le temps, la faim et a soif ne finissent par avoir raison de sa toute neuve existence ? »
Car au-delà des traits de caractère qu’elle traque, comme le rapport à la langue, la polysémie métaphorique du yiddish, la manie paternelle « de chercher la petite bête » dont elle a hérité, l’extravagance vestimentaire de sa mère en réaction à l’absence de couleur des aliments, l’auto-dérision, c’est autre chose qui se joue, la mémoire de la Shoah. Le voyage en Pologne de l’auteur ne comble pas sa quête, qui se termine par une série de questions, autour des camps et des exils vécus par les siens, de ce qu’ils ont ressenti, du moment de la prise de conscience de chacun. Sa vie, en comparaison, lui apparaît aussi étriquée que celle d’une « carpe dans l’aquarium du poissonnier ».
Écrit avec finesse et intelligence, le livre d’Élise Goldberg a recours à la métaphore pour exprimer l’indicible. À travers le quotidien des descendants de la Shoah, il questionne l’existence de ceux qui en ont été victimes, et celle des survivants. La construction du texte, en dépit de ses digressions, divagations, variations autour d’un thème, obéit à un désir d’unité. L’humour et l’apparente légèreté, ceux d’un Woody Allen touché par l’Holocauste, qui ne masquent jamais la profondeur de la réflexion, deviennent l’expression même d’une pudeur qui s’efforce d’échapper au pathos. Passé et présent s’y côtoient, dans la description amusée mais tendre et pleine d’amour d’une vie familiale hantée par ses déchirures, que l’écriture vise à réparer sans jamais en cacher les traces. À lire absolument.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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