Temps de lecture approximatif : 5 minutes

Mohamed Alnaas, Du pain sur la table de l’oncle Milad, roman traduit de l’arabe (Libye) par Sarah Rolfo, Le Bruit du monde, 02/05/2024, 1 vol. (368 p.)

Dans son premier roman, Du pain sur la table de l’oncle Milad, Mohammed Alnaas nous plonge dans la Libye contemporaine à travers le destin singulier de Milad, un homme tiraillé entre sa sensibilité innée et les injonctions d’une société patriarcale. Dès les premières pages, l’odeur du pain s’impose comme un leitmotiv, symbole à la fois du réconfort et de l’héritage culturel. Milad, initié à la boulangerie par son père, excelle dans la fabrication de cet aliment ancestral qui le relie à son passé et apaise ses angoisses. “Avec quatre ingrédients, tu peux faire des merveilles. Il n’existe pas de nourriture plus essentielle et plus savoureuse“, lui enseigne son père. Mais cette passion, traditionnellement réservée aux femmes, le place en marge d’une société où la virilité se mesure à la force physique et à l’autorité.

Mohammed Alnaas, lauréat du Prix international de la fiction arabe 2022, nous livre une chronique subtile et poignante d’une Libye en pleine mutation. À travers les souvenirs de Milad, le récit nous transporte dans une société tiraillée entre tradition et modernité, où le poids des conventions sociales se heurte aux aspirations à la liberté. Le roman, empreint d’une mélancolie douce-amère, nous fait voyager dans les rues de Tripoli, de Dahra et de Bir Hussein, villages marqués par l’héritage du régime de Kadhafi. L’auteur, avec une écriture poétique et sensuelle, nous immerge dans un univers sonore où les chansons d’Ahmed Fakroun, de Cheb Khaled et d’Oum Kalthoum accompagnent les réflexions de Milad sur l’amour, la famille et l’identité.

Entre soumission et révolte : la quête d'identité de Milad

Le roman nous offre une exploration subtile de la construction identitaire de Milad, tiraillé entre des influences contradictoires. Dès l’enfance, il se distingue par sa sensibilité et sa proximité avec ses sœurs. Il participe à leurs jeux, apprend à tresser les cheveux, se familiarise avec les rituels féminins de l’épilation au sucre. Cette immersion dans l’univers féminin, source de joie et de complicité, le marque profondément. “Mes sœurs ne se sont jamais senties gênées en ma présence“, confie-t-il, soulignant ainsi la différence avec le regard de son père.
Ce dernier, figure autoritaire et distante, incarne les valeurs traditionnelles d’une société patriarcale où la virilité se mesure à la force physique et à la capacité à imposer sa volonté. Il tente de modeler son fils à son image, le poussant à s’endurcir et à prendre ses distances avec l’univers féminin. “Je vais faire de toi un homme même si je dois y laisser ma vie ! Tu épiles les jambes de ta soeur, espèce de femmelette ! “hurle-t-il, traumatisant le jeune Milad.
Le service militaire, vécu comme une épreuve initiatique brutale et humiliante, renforce cette confrontation à la virilité imposée. Madonna, le tortionnaire sadique qui règne sur la caserne, s’acharne à briser sa sensibilité et à le transformer en une machine à obéir. “Vis en coq un jour plutôt que dix comme une poule“, scandait-il, mettant en avant une vision simpliste et violente de la masculinité. Milad, confronté à la violence physique et psychologique, oscille entre soumission et révolte. Il apprend à se fondre dans la masse, à taire ses émotions, à survivre dans un environnement hostile.
Le mariage avec Zeinab, son amour d’enfance idéalisé, s’avère être un nouveau terrain d’affrontement. Le poids des traditions, l’obsession de la procréation et les rumeurs malveillantes de la communauté villageoise pèsent sur leur couple. Zeinab, malgré son affection pour Milad, aspire à une liberté et une indépendance que la société libyenne ne lui accorde pas. “Pourquoi n’as-tu pas épousé Malak, Milad ? Pourquoi ?“, lui lance-t-elle, exprimant sa frustration face à un mariage qui la déçoit.
Milad, tiraillé entre son désir de répondre aux attentes de sa famille et son incapacité à s’imposer en tant qu’homme, s’enfonce peu à peu dans un malaise profond. Les critiques de son cousin Absi, qui le considère comme un “cocu” incapable de contrôler sa femme, le blessent profondément. “Tu es devenu la risée de tous“, lui assène-t-il, le confrontant à l’image dégradante qu’il renvoie aux yeux du village. Milad, fragilisé par les échecs et les frustrations, se retrouve à la croisée des chemins. Son identité masculine, mise à mal par son éducation et les expériences de la vie, reste un chantier ouvert, une quête douloureuse et inachevée

Le levain de la liberté : Madame et l'apprentissage d'un autre monde

L’arrivée de Madame dans la vie de Milad bouleverse son quotidien, éveillant en lui des désirs insoupçonnés. Cette femme mystérieuse, Meriem de son prénom, incarne une liberté et une indépendance qui fascinent autant qu’elles inquiètent notre boulanger en quête de repères. Qui est-elle vraiment ? Quelles sont ses intentions ?
Est-ce que vous pouvez m’apprendre à faire du pain, Milad ?”, demande-t-elle, d’une voix douce et envoûtante. Cette simple question réveille en lui une passion qu’il avait reléguée au second plan, étouffé par les frustrations de son mariage et le poids des traditions. À travers les cours qu’il lui dispense, Milad se livre peu à peu, partageant bien plus que de simples recettes. Madame, à l’inverse de Zeinab, se montre curieuse et avide d’apprendre. Mais que cherche-t-elle réellement ?
Leurs échanges, qui dépassent rapidement le cadre de la boulangerie, révèlent peu à peu la solitude et les aspirations de chacun. Madame, veuve d’un homme riche et cosmopolite, se confie sur sa vie à Paris et son amour pour la culture française. Milad, à son tour, se laisse aller à des confidences sur son passé. Une complicité naît entre eux, nourrie par l’odeur du pain chaud, les discussions animées et des regards furtifs qui en disent long. Mais cette complicité est-elle sans danger ?
Leurs rendez-vous dans la cuisine spacieuse et lumineuse de Madame prennent une tournure de plus en plus ambiguë. La tension érotique, palpable à chaque geste, à chaque parole, sème le trouble dans l’esprit de Milad. “Enlevez-la, je vais vous la laver“, lui lance-t-elle, lorsqu’une goutte de chocolat fondu macule sa chemise. Ce simple geste, empreint d’une sensualité troublante, le fait vaciller. Madame, à l’instar de la narratrice du roman “L’amant” de Marguerite Duras, incarne un ailleurs fascinant et inaccessible, un monde où la sensualité et la liberté semblent possibles. Mais à quel prix ? Milad, tiraillé entre son désir pour Madame et la peur de transgresser les règles de sa communauté, se retrouve face à un dilemme qui le consume de l’intérieur. Il se réfugie dans la BMW flamboyante que Madame lui prête, symbole d’une liberté qu’il n’ose s’offrir. Ses pensées oscillent entre fascination et culpabilité, nourrissant un malaise qui grandit de jour en jour. La relation avec Madame, à la fois enivrante et déstabilisante, agit comme un catalyseur, révélant les fragilités de Milad et les tensions d’une société tiraillée entre tradition et modernité. Jusqu’où cette relation le mènera-t-elle ? Quelles en seront les conséquences ?

Une chronique poignante et dérangeante de la Libye d'aujourd'hui

Le récit nous mène inexorablement vers un point de rupture, une tension qui s’intensifie à mesure que les contradictions de Milad s’exacerbent. La quête d’identité de notre boulanger, tiraillé entre ses aspirations profondes et les injonctions d’une société rigide, atteint son paroxysme dans un final que l’auteur orchestre avec une maîtrise troublante, laissant le lecteur face à un questionnement profond sur les forces qui régissent le destin individuel et collectif.

Mohammed Alnaas, sans jamais juger ses personnages, nous livre une réflexion subtile et dérangeante sur les contradictions d’une Libye en pleine mutation. Le poids des traditions, les rapports de force entre hommes et femmes, les frustrations d’une société en quête de repères, sont autant de thèmes explorés avec finesse et acuité. Du pain sur la table de l’oncle Milad est un premier roman puissant et prometteur, qui se distingue par son écriture sensuelle, la richesse de ses descriptions et la justesse de ses dialogues. L’auteur, à la manière de son compatriote Hisham Matar dans “Au pays des hommes”, nous offre une plongée immersive dans un univers à la fois familier et déroutant, où les parfums du pain, les mélodies envoûtantes et la violence sourde se mêlent pour créer une atmosphère unique. Un récit captivant et nécessaire, qui nous invite à réfléchir sur la complexité des relations humaines et à questionner les normes sociales qui entravent la liberté individuelle.

Picture of Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

NOS PARTENAIRES

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Actualités littéraires

Comments are closed.