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Dans « La folie des autres« , un roman épique aux allures du Quijote de Cervantes mêlant réalisme et baroque, Jordi Bonells nous avait donné un avant-goût de son aptitude à relater la dualité de l’âme humaine à travers les délires d’un vingtième siècle apparemment imaginaire. Catalan d’origine, venu parfaire ses études en France pour décrocher une agrégation d’espagnol, ce spécialiste des œuvres de Borges et instigateur du « Dictionnaire des littératures hispaniques » – paru dans la même collection Bouquins en 2009 – a tôt été attiré par les figures de ces nouveaux chevaliers errants.

Des hommes partis, un jour, vers ces confins latino-américains, l’Argentine notamment, qui avait si bien séduit l’auteur quelque temps auparavant, au point d’en faire la matrice de son « Triptyque argentin ».
Depuis la fin des années 1940, des centaines de Français ont débarqué à Buenos Aires, redoutant la justice de la Libération ou désireux de s’y soustraire lorsqu’elle s’était déjà prononcée. Et ce sont ces existences, aussi cabossées qu’insolites, que Jordi Bonells choisit de nous conter.
Un récit foisonnant, entre polar et essai, littérature et réalité, où l’auteur sonde toutes les strates du gouffre que représente la disparition volontaire, ce besoin de ne pas être retrouvé, tout en désirant être recherché.
À travers une seule enquête romanesque, ce périple au cœur de Buenos Aires et de la région du Grand Chaco, amalgame ainsi trois histoires distinctes.

La première ayant pour cadre Santiago del Estero, petite ville perdue dans l’immensité de la Pampa s’articule étonnamment autour d’une carte de lecteur retrouvée dans une bibliothèque. En cherchant ce que pouvait bien lire Witold Gombrowicz de passage dans ce « no man’s land land » argentin, l’auteur découvre une fiche de lecture attribuée à un certain Roger Coquillard, acteur de théâtre et ami de Louis Ferdinand Céline, ayant fui l’hexagone pour ses activités de collaborateur et d’antisémitisme. « En France, je suis tombé dans l’oubli et cela me sied à merveille. Ils me croient parti je ne sais où, disparu ou mort. Qu’ils le croient et bon vent… », commentera-t-il. Tour à tour, serveur, chauffeur de taxi et professeur de français, l’ex comédien entamera un long périple pour renouer avec son lustre d’antan.

« La vieille Europe est finie, le futur se jouera à coup sûr, là-bas. Avec le retour de Perón, tout devient possible… » affirmait-il sûr de son étoile. Les quelques années qui suivirent tempérèrent toutefois son enthousiasme. Malgré un mariage qui le mit à l’abri du besoin, ses efforts pour remonter sur scène s’avérèrent vains, ce qui – ajouté à la désaffection de ses amis nostalgiques du nazisme –, le conduisit à une vie recluse dans ce trou perdu argentin. C’est l’ultime errance de cet être désabusé que nous décrit l’auteur à la manière d’un détective, en retraçant ses faits et gestes sans l’ombre d’un jugement. Si ce n’est pour manifester un dernier enfièvrement le jour même de sa mort, le 24 mars 1976, qui coïncida avec le début de dictature argentine du sinistre général Videla.

S’il dépeint le second chapitre, « Volet de la rédemption » sous le même style d’enquête policière, Jordi Bonells s’y trouve aux premières loges. C’est à Nice que ce dernier rencontre, en effet, Viktor de cinquante ans son aîné, et sa curiosité autant que son art à démêler les intrigues vont à nouveau entraîner le lecteur dans un tourbillon d’aventures centrées autour du jeu d’échecs. Une addiction devenue tellement prégnante qu’elle faisait coexister nazis et juifs indifférents à tout le reste : « Malgré la proximité de la guerre, il y avait là des jeunes et des vieux. On parlait différentes langues, mais les différences religieuses ou politiques n’existaient pas. Elles s’estompaient. Ne comptaient que le jeu et la recherche de l’échec et mat. Rien ni personne ne pouvait s’interposer : ni Hitler, ni Staline, ni Mussolini… », témoigne un des participants.
De ce Nice qui par bien des aspects ressemblait pour Viktor à la capitale argentine, l’auteur s’ingéniera ensuite, au gré des conversations, à restituer l’ambiance interlope de ce Buenos Aires d’après-guerre au travers de joutes échiquéennes. Tout un tas d’échanges ouvrant sur une galerie de personnages atypiques dont l’on se plaît à remonter le cours en un puzzle échevelé.

Ce récit picaresque entre folie et raison sur l’ironie du destin des hommes, Jordi Bonells en livre un exemple plus saillant et bien plus glauque encore dans son ultime chapitre, « Le volet de la haine.  » C’est l’histoire – basée sur des faits réels – souligne l’auteur, entre un père que l’on croit mort, mais qui ne l’est pas et son fils devenu avocat l’espace d’un long séjour en prison, parti à sa recherche dans les environs de Cordoba. Un récit d’une violence verbale inouïe, à l’aune des plus odieuses exactions auxquelles l’un et l’autre ont pu être mêlés.
Toute une série de règlements de comptes entre policiers corrompus et bandits fascistes, liés de près aux disparus de la dictature que Jordi Bonells relate avec autant d’objectivité que de détachement.
À l’image du refrain que le fils du soi-disant défunt chantonne en une hymne vengeresse anti-juive : « Les volamos la embajada, los volamos la mutual, les vamos a volar la cancha, para que no jodan mas… » (Nous avons fait sauter leur ambassade, nous avons fait sauter leur mutuelle, nous allons faire sauter leur stade, pour qu’ils ne nous fassent plus chier.)
Un ultime pied de nez à leur vindicte aussi scandaleux que dérangeant !

Michel BOLASELL
articles@marenostrum.pm

Bonells, Jorge, « Triptyque argentin », » Bouquins », 19/08/2021″, 1 vol. (349 p.), 20€ ; Epub : 13,99€.

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