C’est un livre noir, affreusement noir, qui nous plonge dans un monde cauchemardesque, tellement monstrueux qu’il en devient totalement irréel. Il nous fait penser aux « Bienveillantes » de Jonathan Littell. On est gêné par l’ouvrage ; on oscille entre l’attirance et la violente répulsion, mais il est empreint d’une force d’attraction qui le rend impossible à lâcher.
L’histoire se situe en 2025 avec des retours en 2011.
La partie orientale du Caire est occupée par les forces armées de la République des Chevaliers de Malte. Des officiers de police, dont Ahmad Otared, le héros du roman, organisent la résistance, comme pour racheter les crimes qu’ils avaient commis contre la population durant le soulèvement de 2011.
Ahmad Otared est devenu un sniper qui tue sans aucun état d’âme.
Il tue des personnalités politiques ou militaires, des soldats de l’armée d’occupation, des collaborateurs. Mais il tue aussi des anonymes, qui passaient là au mauvais moment, au mauvais endroit. Il tue froidement, méthodiquement. Des hommes, des femmes, des enfants.
Autour de lui, la ville sombre dans le chaos le plus total, Les gens volent, violent, se droguent, se détruisent les uns les autres.
Le sang coule dans les rues, les morgues sont débordées, les cadavres sont partout. L’enfer est sur la terre. Le seul espoir d’y échapper, c’est la mort. Loin de la craindre, la plupart la souhaitent.
« Je vous dis que les gens n’ont pas cherché à éviter les balles. Je tirais sur les passants, et ils ne s’enfuyaient pas, voyez-vous. J’ai fini par comprendre qu’ils faisaient exprès de se placer dans la ligne de mire, pour que je les abatte. »
Tuer tous ces gens, c’est faire œuvre de compassion, c’est comme accomplir une mission humanitaire.
Pour les chefs de la résistance, les citoyens sont tombés si bas qu’ils doivent subir une sorte de purification par le sacrifice de nombreuses vies pour sortir de leur lâcheté et de leur passivité.
Au-delà du genre dystopique de son ouvrage, il est évident que Mohammad Rabie s’inspire des révolutions arabes.
L’enfer c’est la dictature, c’est l’oppression du peuple par un régime autoritaire, c’est l’absence de libertés, c’est le chaos qui résulte d’une révolution manquée, le désespoir qui succède à l’immense espoir. L’enfer c’est l’état dans lequel les hommes soumis révèlent la face noire de la nature humaine, redevenant de dangereux prédateurs dénués de la moindre empathie envers leurs semblables.
Des questions restent sans réponse : on comprend qu’Ahmad Otared et les autres résistants ont autrefois participé à l’écrasement du peuple. On peut se demander si, après avoir repoussé les envahisseurs, ils reviendront à leurs pratiques autoritaires ou bien si, au contraire, ils évolueront vers un régime plus démocratique.
L’autre question que l’on peut se poser est inquiétante : est-on certain que ce monde dystopique n’existe pas dans la réalité ? En certains endroits du globe, les hommes ne sont-ils pas traités comme ceux du Caire ? Brimés, surveillés, tabassés, emprisonnés arbitrairement, violentés, tués.
De même que Georges Orwell décrivait dans « 1984 » un monde stalinien épouvantable, mais bien réel, Mohammad Rabie ne nous alerte-t-il pas d’une façon violente et désespérée sur l’enfer qu’est devenu son monde qui, si nous n’y prenons pas garde, pourrait un jour devenir le nôtre ?
Trois saisons en enfer ; un titre rimbaldien et symbolique où chacun n’est responsable que de son propre malheur, et où il appartient à chacun d’empêcher un désastre programmé. Un grand livre ; un grand romancier en incontestable devenir. Au lecteur de juger…
Robert MAZZIOTTA
contact@marenostrum.pm
Rabie, Mohammad, « Trois saisons en enfer », »Sindbad », 10/02/2021, 1 vol. (349 p.), 22,80€.
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