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François de Bernard, La Chartreuse de Naples, Héloïse D’Ormesson, 06/06/2024, 352 pages, 21,00 €

François de Bernard renouvelle avec brio la formule narrative du « tableau parlant », dont Diderot fut jadis le génial inventeur, avec ses Salons consacrés à la peinture. Mais à la différence des toiles que contemplait l’Encyclopédiste avec un enthousiasme contagieux et un talent sans équivalent, Sposalizio, le tableau vénitien du Tintoret choisi comme narrateur de cette Chartreuse, ne se contente pas de nous parler : il pense, il vit, il souffre, il jubile… comme s’il était doté d’une conscience et d’un corps capables non seulement de discerner toutes les couleurs et les nuances des œuvres de ses semblables mais, aussi, d’en goûter les fumets subtils. Avec La Chartreuse de Naples, François de Bernard signe un récit d’une originalité irrésistible, porté par une maîtrise narrative exceptionnelle.

Un tableau vivant au cœur de l'histoire

S’inspirant peut-être d’autres tableaux littéraires fameux, tel le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou le tableau des Ambassadeurs d’Holbein exploré par Michel Tournier dans Le Roi des aulnes, François de Bernard nous offre un tableau cynique, spirituel et érudit, doublé d’un gourmand insatiable : « De fait, bien que vous n’ayez pas soulevé la question comme si elle ne pouvait pas se poser, je suis au plaisir de vous faire savoir que, contre toute attente de votre part, je me nourris, je ne cesse de le faire par des voies et moyens qui vous surprendraient, et que cette nourriture de qualité, sans déchets, perpétuée à travers les siècles, est le gage de mon exceptionnelle longévité« . Loin de la neutralité attendue d’un objet d’art, Sposalizio est un fin observateur, capable de disséquer les comportements humains avec une mordante lucidité. Il n’hésite pas, en expert des coulisses de la vie des palais vénitiens, romains ou napolitains, à nous en dévoiler les turpitudes et secrets avec un réjouissant mélange de dégoût et de fascination :  » J’entends donc tout ce qui s’échange au cœur d’une maison en matière de hurlements, de borborygmes, de rots, de pets, de ronflements, d’altercations, de reproches et disputes entre époux, de taquineries entre gamins, de faquineries entre serviteurs, de rêves à voix haute et même de susurrements fielleux inaccessibles à un tympan humain« .
Avec une virtuosité incontestable, François de Bernard entrelace les épisodes de la vie mouvementée du Sposalizio, ses transferts et accrochages successifs dans les demeures de différents collectionneurs, avec une chronique pittoresque et romanesque de l’Italie du XVIIe siècle. L’œuvre s’affirme comme un palimpseste multiforme où s’entremêlent joyeusement histoire de l’art, intrigue romanesque, observation sociologique et chronique d’une époque. Une danse virevoltante où le narrateur facétieux nous entraîne au cœur des ateliers et palais avec une délicieuse désinvolture, toujours à l’affût d’une aventure ou d’un secret à dénicher.

Le Sposalizio à Naples : reflet et acteur de la scène picturale

Le marquis de Paladini, aristocrate féru de peinture et collectionneur insatiable, introduit Sposalizio dans une nouvelle arène dont il deviendra à la fois le témoin privilégié et l’un des acteurs, bien malgré lui. Naples s’offre alors au regard de notre narrateur comme un écrin chatoyant, foisonnant de beautés, de mystères et de talents. François de Bernard nous convie ainsi à une fascinante immersion dans le bouillonnement créatif de la cité, sur les pas d’un Alessandro aussi naïf que passionné : « C’était tout Naples, dans sa splendeur déjà baroque et sa misère immémoriale. «  Sposalizio, depuis sa position avantageuse, observe avec acuité la vie des ateliers, des artistes et de leurs riches commanditaires : « Un formidable réseau de ruelles, dont plusieurs descendaient en pentes raides vers la mer, tranchées par quelques artères et une multitude de veines parallèles au rivage. Une profusion de clochers de toutes époques et formes, signalant par leur cime dorée autant de monastères, de couvents, d’églises et de chapelles… Des palais par dizaines, se côtoyant comme des cousins ou bien attenants à des taudis de guingois, branlants, difformes – entre lesquels il était périlleux de se faufiler« . Mais cette immersion au cœur d’une Naples fascinante n’est pas sans risques. La menace d’une éruption du Vésuve plane sur la cité, tandis que l’ombre inquisitoriale guette les âmes rebelles et les artistes jugés trop audacieux. Mais Naples n’est pas qu’une cité glorieuse vouée à la Beauté : elle grouille aussi d’escrocs, d’Inquisiteurs sanguinaires, et subit l’ombre menaçante du Vésuve… Une arène fascinante mais dangereuse pour une âme fragile comme celle du Sposalizio.
François de Bernard se plaît, non sans malice et avec une solide documentation, à faire de notre narrateur-tableau un chroniqueur mondain et initié au sein de cette Naples tourmentée, mais aussi exaltante. L’atmosphère bouillonnante du palais Paladini se colore, au fil du récit, de passions et de rivalités, mais aussi de catastrophes naturelles qui contribuent à tisser la singularité de cette scène.

Artemisia Gentileschi, ou le double défi d’une Artémis renaissante

La scène napolitaine se métamorphose radicalement par l’irruption soudaine d’une autre protagoniste qui deviendra pour le tableau comme pour le marquis un motif de fascination et d’inquiétude incontournable. Artemisia Gentileschi, « la princesse des arts » dont le talent génial est déjà reconnu par toute l’Italie. Mais Artemisia traîne avec elle la blessure du viol subi au sein même de l’atelier paternel, et la vindicte de certains peintres qui craignent d’être effacés par son éclat. De sa rencontre explosive avec le marquis et des attentats commandités contre elle par le féroce Inquisiteur Fulgence de Roaldès naît une singulière alliance qui leur permet de tenir en respect les oiseaux de mauvais augure.
François de Bernard dépeint avec une grande subtilité psychologique ce destin exceptionnel d’une femme libre et ambitieuse, soucieuse de surmonter les obstacles incessants mis en travers de sa route, « pour représenter telle héroïne de l’histoire religieuse, mythologique ou profane. » L’on sent affleurer une certaine admiration du narrateur pour la « Romana Famosissima Pittrice », pour sa force d’âme, sa combativité, sa beauté inaltérable : « tout en elle respirait la vigueur et une vie brûlante. Sublime, elle paraissait à la fois sûre d’elle et insoucieuse de son apparence, concentrée sur son destin et son ouvrage du moment. » Un miroir subtil et stimulant pour un narrateur en proie à une trop sensible émotivité et incapable de s’imposer aux humains qui croisent son existence, d’abord jaloux de leur sort terrestre et pourtant irrésistiblement attiré par leurs passions, en particulier celles qu’ils consacrent aux arts.

L’histoire de l’art en mouvement, une fuite sans fin

La Chartreuse de Naples ne nous dévoilera ni les ultimes tourments de notre tableau, ni ses futures destinations au-delà du trépas de ses possesseurs. Mais elle nous convie à une exploration singulière d’une œuvre, à la fois miroir et acteur de son époque et de son environnement humain, susceptible de capter et restituer les tourments de celles et ceux qu’elle rencontre et côtoie. Une exploration au cours de laquelle l’improbable Sposalizio devient progressivement un confident des protagonistes humains qui l’accompagnent au gré de leurs propres destins, au fil de leurs désirs et de leurs désillusions… François de Bernard ne craint point d’ajouter, par touches légères, une dimension presque métaphysique à l’histoire de ce tableau vénitien, en lui conférant des pouvoirs exceptionnels que lui aurait légués la main et le génie de son créateur Jacopo Robusti dit « le petit teinturier« . Mais cet aspect presque fantastique ne nuit en rien à la crédibilité et à la plausibilité du récit : au contraire, il sert la mise en scène subtile du tableau devenu un observatoire lucide d’une Italie baroque aux couleurs sombres et rutilantes, tour à tour réjouissante et cruelle. L’histoire d’Alessandro et d’Artemisia pourrait ainsi, malgré son originalité formelle, être rapprochée du récit plus sombre que nous fit Carlo Ginzburg des errances à l’aveugle et aux aguets du fromager du Frioul,  » frère des loups  » que lui destina la mauvaise fortune dans Le Fromage et les vers.

La fin du récit s’ouvre sur un formidable point d’interrogation géographique, laissant planer le doute sur l’issue du long voyage initiatique de Sposalizio. De Venise, ville de sa création et de ses illusions perdues, à Naples, foyer d’une nouvelle jeunesse éphémère qui lui offrit pourtant ses heures les plus radieuses en compagnie de ses deux tendres collectionnés Alessandro et Artemisia, Sposalizio semble condamné à poursuivre une itinérance sans fin à l’image de ces héros picaresques chers au XVIe siècle hispanique, comme le Lazarillo de Tormes. La question se pose, et ne saurait trouver sa réponse que dans les bras de son nouvel hôte Clodoaldo : où le mènera la prochaine escale, pour quelle nouvelle rencontre…
Palerme ? Rome ? Ou Venise ? « Joie ! Joie ! » clame Sposalizio dans le noir des jours et des nuits que je devine emplis de périls nouveaux…
Je vous propose d’aller nous-mêmes le rejoindre !

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