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Les hommes blessés et les pays meurtris ont ceci en commun qu’ils portent éternellement en eux les cicatrices des blessures passées. Dans son très court roman, Tahsin Yücel réussit la prouesse de raconter, en un seul récit et en quatre-vingt-neuf pages, la meurtrissure béante d’un homme et celles, sous-jacentes mais encore prégnantes de sa Turquie natale.

L’homme, narrateur de sa propre histoire, se trouve dans la pleine force de l’âge et au summum de sa réussite. Parti de rien ou de si peu, il a gravi les échelons sociaux à la force du poignet et peut s’enorgueillir de matériellement posséder tout ce dont un homme peut rêver. Une blessure ancienne le ronge pourtant de l’intérieur et le conduit à renouer avec celui qui, trente ans plus tôt, lui a infligé cette blessure-là. Désormais vieillard retranché dans son « yali » sur le Bosphore, le patriarche n’a que peu à voir avec l’omnipotent dirigeant qui avait choisi, sans en expliquer les raisons, de refuser la main de sa fille au narrateur. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une blessure sentimentale, d’une blessure d’amour, les seules capables de marquer les chairs aussi bien que les cœurs et de faire couler sur les âmes des sanglots qui jamais ne se tarissent. Plutôt que de jeter tout de go à la face du vieil homme la question qui le taraude et de lui réclamer des comptes, l’homme blessé choisit de reprendre les conversations sans fin qu’il avait avec lui quand il n’était qu’un orphelin de père sans le sou ni l’éducation, face à un homme qui lui ouvrait, en même temps que celles de sa maison, les portes d’un monde de luxe et de savoir. Il y redécouvre les glorieuses histoires d’un passé lointain, ânonnées ad libitum par le vieillard et qui n’ont d’autre but que de faire briller plus fort le glorieux blason familial ottoman et de réécrire et réécrire encore l’histoire de la Turquie.

Cette dernière est l’autre personnage marquant de « Un grand seigneur », sans doute en est elle-même le personnage principal tant la romance racontée est une parabole à peine déguisée de l’histoire de ce pays. Si les soubresauts historiques et les personnages qui les vivent semblent parfois lointains et étrangers au lecteur qui les ignorait jusqu’alors, la division séculaire entre ottomans et turcs parle à chacun tant elle évoque les fossés qui peuvent séparer tant d’autres peuples entre eux. La narration qui en est faite par ceux obsessionnellement soucieux de redéfinir l’identité nationale, trouve son écho dans bien des pays, bien des actualités et dans la réécriture intéressée de bien des histoires nationales. Le regret d’un Empire ottoman fantasmé sans cesse opposé au modernisme vécu comme dégradant de la Turquie fondée par Atatürk nourrit les digressions nocturnes qui opposent les deux hommes. Tantôt policées tantôt brutales, les conversations s’aiguisent autour des verres de whisky et font remonter à la surface les vécus et stéréotypes parallèles qui, malgré les apparences, n’ont aucune chance de se croiser. Au moins rapprochent-elles notre héros de la vérité qu’il est venu chercher au bord du Bosphore et d’y recroiser son grand amour perdu.

Aujourd’hui disparu, Tahsin Yücel a su mettre dans « Un grand seigneur » toute la maestria acquise au cours de sa carrière universitaire consacrée à l’enseignement de la langue et de la littérature françaises. Il y a également mis toute sa connaissance fine et approfondie d’un pays qu’il a aimé et raconté jusqu’au bout, tout en en dénonçant les passéismes et les irréconciliables fractures.

Alain LLENSE
contact@marenostrum.pm

Yücel, Tahsin, »Un grand seigneur », roman traduit du turc par Pierre Pandelé, Actes Sud, « Lettres turques », 03/11/2021, 1 vol. (88 p.), 13,50€

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