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Pour ceux qui en douteraient, on ne naît pas prof, on le devient. Et ce n’est pas facile au XXIe siècle au pays de Jules Ferry. Surtout au pays de Jules Ferry. Il semblerait même que ce soit une punition après deux ou trois années de classes prépas façon bagne, sans compter celles qui précèdent dans l’angoisse de ne pas y accéder. Tout ça pour ça ! Pour être envoyé en zone de guerre sociale en début de carrière – éternelle sociologie de la chair à canon –, pour compter ses points dans l’attente d’une petite amélioration statutaire, pour subir l’humiliation de l’inspection, jaugé, soupesé, examiné sous toutes les coutures, pire qu’une « douche à poil devant un employé de l’administration ». À lire le livre drôle, distancié et cinglant de Nathalie Quintane, en forme de retour sur carrière, on mesure combien les idéalistes de l’enseignement, s’il en reste, ont pu se fracasser sur l’imposant mammouth qu’un « Allègrisme » fort peu allègre se proposait autrefois de dégraisser. Car chez les profs du secondaire, « un sur cinquante a vraiment la vocation », beaucoup se croient à gauche alors que « par leurs habitudes et leurs valeurs la plupart sont de droite » et plus aucun ne cherche à travailler l’institution – comprendre : la pervertir, la subvertir, comme le voulaient les engagés d’il y a quarante ou cinquante ans. Ceux d’aujourd’hui ? Au pire, ils la subissent, au mieux ils feignent de l’ignorer, imperturbables, tandis que le vaisseau prend l’eau de toutes parts.
Alors être prof, au fond, qu’est-ce que c’est ? Peut-être seulement se faufiler tel un rongeur furtif, galoper dans sa roue, dans sa cage, de la machine à café à la salle de classe, négocier au mieux avec les réformes, les oukases, la bêtise bureaucratique, le pandémonium numérique, les heures de trois quarts d’heure, les cours d’histoire de l’art sans art, les parcours Avenir pour ceux qui n’en ont pas, les néo-managers et les directeurs d’établissement qui voudraient tout mettre au pas, au pli, au carré. Surtout il faut s’appuyer le langage des cuistres, leurs mots gonflés de fatuité pour masquer le vide qu’ils brassent. Ainsi, moins « l’apprenant » devient-il capable de comprendre le sens d’un texte littéraire, plus on lui fourre le crâne d’un jargon technique, truffé de polysyndètes, de zeugmes et d’homéotéleutes, de nature à répandre un brouillard coquet entre lui et la réalité. Plus les profs sont dépossédés de leur pédagogie par le fractionnement des matières, des heures et des services, plus on leur demande de singer le lexique à l’optimisme béat et à l’efficacité satisfaite du monde managérial. Désormais, on liste les « compétences », on « évalue » les élèves, on « mobilise les savoirs ». On se prend à ajouter au fil de la lecture qu’il conviendrait peut-être en tournant les pages de se montrer « réactif », « proactif », « collaboratif », voire d’être « force de proposition », tant ce verbiage de faux désir vous vient plus vite qu’une maladie vénérienne. C’est, d’ailleurs, dit sans fard : « Il aura fallu que les mots de l’entreprise pénètrent bien profondément toute la société pour qu’elle nous les refile comme on refile la chtouille. »
Pour autant, ne dramatisons pas. Au collège, il reste la dictée. Moment de grâce. Car si l’on peut s’écharper sur la théorie du genre, si les parents d’élèves peuvent à peu près tout contester, il ne vient à l’esprit de personne de s’insurger contre l’accord du participe passé ou le plus-que-parfait du subjonctif. Moment de grâce donc. Béatitude de silence. Et si cela ne suffit pas, se rappeler la règle d’or : les occuper tout le temps. De cette façon, l’enseignement n’est jamais qu’une alternative, difficile sans doute, parce qu’un peu ringarde déjà, un peu has been, aux jeux numériques en réseau qui anéantissent le temps et tuent la distraction chez nos jeunes esprits.

Ni ethnologue, ni éthologue – quoique « hamstérisée » – Nathalie Quintane entraîne le lecteur en immersion dans le monde des enseignants par un étonnant travail sur la langue. Une langue parlée, lancinante, têtue, entêtante, déstructurée, atomisée parfois, comme une fabrique de sens en lambeaux où seule l’empoignade avec la syntaxe, seule la torsion des mots, permettrait encore d’en exprimer quelque chose, fût-ce seulement une bouffée d’oxygène.

Philippe SÉGUR
contact@marenostrum.pm

Quintane, Nathalie, « Un Hamster à l’école », La Fabrique, 14/01/2021, 1 vol. (198 p.), 13,00€

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