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En 1920, dans “Pourquoi je suis bouddhiste”, Maurice Magre écrivait : “Il faut errer dans la vie, sans savoir si la rencontre d’un ancien ami, une lettre reçue, le projet d’un voyage ne sera pas le moyen employé par cette admirable organisation qu’on appelle le hasard, pour nous apporter la lumière”. C’est à l’âge de 22 ans (il en a aujourd’hui 54) que Thierry Gillyboeuf a trouvé la lumière en étant appelé par Henry-David Thoreau, qui va avoir une immense répercussion sur son existence. On est quelquefois conduit de la façon la plus singulière, comme si un guide invisible vous avait pris par la main. C’est donc au philosophe solitaire, le “célibataire de la nature” comme il l’appelle dans sa biographie qui fait autorité depuis 2012, que Thierry Gillyboeuf va consacrer la principale partie de son Grand Œuvre littéraire – les alchimistes parleraient “d’Œuvre au rouge” – et s’employer à traduire les 7 000 pages de son “Journal” dont les éditions Finitudes ont publié le cinquième tome l’année dernière. On ne peut être qu’admiratif, car Thierry Gillyboeuf – comme Thoreau dont il est investi –, fait office de “passeur”. Ce n’est donc pas un hasard si “Le Passeur éditeur” nous offre une trentaine d’essais inédits du philosophe transcendantaliste, traduits et présentés par Thierry Gillyboeuf, et qui s’intitule : “Un monde plus large”. Dans cette période que nous traversons et dont nous ne voyons toujours pas la fin, il est évident que les troubles de stress post-traumatiques ou cognitifs liés à la pandémie vont laisser des traces durables. Refermez à jamais vos ouvrages de développement personnel, fuyez psychiatres et collapsologues et lisez Thoreau dont l’œuvre – comme le souligne Thierry Gillyboeuf – ne se limite pas à deux ouvrages ! (“Walden ou la vie dans les bois” – “Traité de désobéissance civile“).
Si l’on devait réduire la doctrine de Henry-David Thoreau à un seul impératif, ce serait : “simplifiez, simplifiez, simplifiez !” C’est parce que l’expérience réparatrice de sa solitude sur les bords du lac de Walden éveille nos consciences capitalistes plongeant irrémédiablement dans l’abîme de “l’avoir”, que le philosophe transcendantaliste américain – nous invitant à rejeter avec force notre “vie mesquine” – connaît, depuis le début des années 2000, un succès grandissant. Il ne faut toutefois pas se méprendre : Thoreau n’a pas vécu une existence de reclus misanthrope au fond d’une forêt inhospitalière du Massachusetts. Son séjour à Walden n’a duré que vingt-six mois, et il effectue de multiples allers et retours avec la “civilisation”. La triple exclamation de Thoreau nous inclinant à la simplification de notre existence est le fruit d’une pensée qu’il a puisée dans les sagesses antiques, dans celle alors quasi méconnue des textes sacrés orientaux, dans la théosophie allemande, mais surtout dans l’étude quotidienne de la Nature et du seul peuple qui en était le gardien et le dernier rempart face aux prédateurs d’Occident : les Amérindiens. Devant l’emprise d’une société toujours plus anxiogène et exigeante, “simplifiez” devrait être le seul impératif de l’homme moderne ambitionnant de reconquérir sa liberté : “Nous perdons notre vie à la gagner et nous sommes esclaves de ce que nous possédons. Ce que nous possédons nous possède. Ce que l’on a, ce que l’on veut, ce que l’on souhaite garder quand on l’a, voilà autant d’entraves à l’être. Or il faut être, il n’y a que ça de vrai. D’où l’expérience de Walden. ” Thoreau innove, parce qu’à l’imitation d’un Diogène ou d’un Épicure, il est l’incarnation d’un vrai philosophe et non d’un “professeur de philosophie” ou un penseur de cour pérorant dans les salons ou, plus tard, sur les plateaux de télévision. Thoreau innove, car il met en garde ses contemporains contre les superstitions du christianisme. Il refuse d’être un guide ou un maître de sagesse, doctrine que professera également Krishnamurti. Thoreau innove, car – en sus d’être l’un des premiers philosophes écologistes –, il est le pionnier du végétarisme en écrivant dans son “Journal” : “sera considéré comme un bienfaiteur de sa race celui qui enseignera à l’homme une alimentation plus innocente et plus saine. ” Thoreau innove, car – contemporain d’Arthur Schopenhauer (1788-1860), qui jette les bases d’un pont entre l’Occident et l’Orient –, le philosophe américain puise dans le bouddhisme l’idée de symbiose entre la nature et l’homme, et sa parenté avec tous les êtres du règne animal. Thoreau innove et prophétise, car – en pleine révolution industrielle – il démontre que le travail est la pire des entraves à la liberté, en générant toutes les dérives de la future société de consommation de masse. Thoreau innove, car, avec son tempérament libertaire sans être anarchiste, un temps apôtre de la non-violence, il est l’auteur d’un “Traité de la désobéissance civile” et d’un plaidoyer contre l’esclavage dont Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela vont s’inspirer, et démontrer la redoutable efficacité. Dans sa cabane où il s’est consacré à l’écriture en expérimentant la “bonne compagnie de la solitude”, David-Henry Thoreau, qui est assurément l’un des plus grands écrivains américains, nous invite à nous remettre au centre de nous-même afin de sortir du modèle consumériste. En communiant avec le “sauvage”, il est donc l’un des rares hommes à avoir résolu l’énigme de l’invitation socratique à se connaître soi-même, ce qui revient à tenter de connaître la Nature pour espérer mener une vie plus juste.
La légende raconte que Walden fut une jeune squaw, seule survivante du séisme qui emporta son campement. Elle aurait donné au lac son nom. Pour aller vers Thoreau, il faut connaître un séisme dans l’existence afin – symboliquement – de construire sa cabane sur la rive paisible du lac de Walden. Lire et s’approprier Thoreau, c’est devenir un marginal, un solitaire, un “libéré vivant” à la manière de Ramana Maharshi (1879-1950) dans l’espoir de s’affranchir définitivement de tout ce qui entrave notre bonheur ou notre élévation ; trop d’argent, trop de biens matériels, trop de luxe ou confort de vie, trop de nourritures : “Plutôt que l’amour, que l’argent, que la renommée, donnez-moi la vérité. J’étais assis à une table où se trouvaient une nourriture riche, du vin en abondance et des serviteurs obséquieux, mais la sincérité et la vérité en étaient absentes et je quittai cette table inhospitalière affamé. “
En conclusion de cette “Ode” à Thoreau et le bonheur de voir – sous la plume talentueuse de Thierry Gillyboeuf – édités ces inédits qui couvrent sa prime enfance jusqu’aux derniers mois de son existence, on ne peut résister à citer cet extrait qui – à lui seul – donne envie de se précipiter sur cet ouvrage.

Je suis sincèrement convaincu que tous les hommes sont fous. De deux choses l’une : soit la folie n’a jamais existé, soit elle est universelle. C’est une différence de degré, mais pas de nature. Nous sommes tous fous aux yeux les uns des autres – mais qui est fous à ses propres yeux ? Quelle plus grande folie que la présomption ? Mais qui est plus présomptueux que l’homme sain d’esprit ? Il abuse de la folie de son voisin et s’accroche follement à la raison. Définis alors la raison, et ce n’est qu’après que tu pourras dire que tu peux y prétendre. Analyse l’instinct, et une fois que c’est fait, méprise la brute et remercie Dieu d’avoir fait de toi, à ta naissance, un être raisonnable. Que tes creusets soient remplis de folie – que tes alambics débordent de démence – produits ses éléments – consigne par écrit. Choisis la sagesse comme héritage, et laisse la folie comme patrimoine aux insensés.

Essais retrouvés à Harvard p 47.

Thoreau, Henry David, “Un monde plus large : essais inédits”, textes traduits et présentés par Thierry Gillyboeuf, Le Passeur éditeur, 15/04/2021, 1 vol. (334 p.), 22,50€

Jean-Jacques BEDU
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