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Yasmina Liassine, L’oiseau des Français, Sabine Wespieser éditeur, 04/04/2024,1 vol. (177 p.), 19€

Yasmina Liassine explore avec une infinie délicatesse les déchirures et les espoirs de l’Algérie postcoloniale. Entre histoire intime et fresque politique, L’Oiseau des Français célèbre la puissance des liens tissés par les femmes, véritables passeuses de mémoire, capables de transmuter les blessures en promesse de renaissance.

Labyrinthe intime et politique d'une narratrice tiraillée

Yasmina Liassine, professeure de mathématiques passionnée, nous offre, avec L’Oiseau des Français, un premier roman d’une grande sensibilité qui explore les méandres de l’identité algérienne postcoloniale. Tel un « labyrinthe » intime et politique, le récit nous entraîne dans une quête intense de sens et de mémoire, guidée par une jeune narratrice tiraillée entre deux mondes. Enfant métisse d’une mère française et d’un père algérien, elle grandit dans l’Algérie des années soixante, encore bruissante des échos de la guerre d’indépendance. Mais, sous l’insouciance apparente percent déjà les interrogations et les non-dits, comme autant de « traces qu’on trouve partout » et qui façonnent une « Sancta Algeria » rêvée où pourraient enfin cohabiter « chrétiens, juifs et musulmans, riches et pauvres« .

À travers le regard acéré et poétique de son héroïne, Yasmina Liassine ausculte les blessures d’un pays meurtri par la colonisation et la violence, mais habité aussi par une soif inextinguible de réconciliation et de renaissance. Dans une langue ciselée, toute en nuances et en sensations, elle tisse un écheveau de destins singuliers, majoritairement féminins, qui viennent défier les discours manichéens et les injonctions identitaires. Car ce roman polyphonique est avant tout un hommage vibrant à la résilience des femmes algériennes, gardiennes des traditions et passeuses de mémoire, qui œuvrent dans l’ombre à la préservation du lien social et du désir de vivre ensemble.

Convoquant tour à tour les figures de Didon, la mythique reine de Carthage, ou de Safia, humble femme de ménage dépositaire d’une sagesse séculaire, Yasmina Liassine esquisse les contours d’une Algérie vivante, riche de sa diversité et de sa profondeur historique. Une Algérie frontière, faite de bric et de broc, où se côtoient « le délabré et le sublime« , les fantômes du passé et les promesses de l’avenir. Une terre intensément charnelle et poétique, pétrie de l’odeur du pain chaud, du sourire des enfants et des larmes des mères, une mosaïque chatoyante qui ne demande qu’à être réinventée par la grâce de l’imagination et du partage.

Réminiscences et réalités de l'Algérie des années soixante

La petite fille observe son père qui ne parle arabe que dans la rue, jamais à la maison. Elle scrute les gestes d’Anissa, la cousine, qui chérit en secret les souvenirs des Français tout en vouant aux gémonies ces « oiseaux » qu’une voisine pied-noir lui a confiés avant de partir précipitamment. Entre fascination et répulsion, Anissa incarne toute l’ambivalence d’une société écartelée où « chacun faisait ce qu’il pouvait pour s’en débrouiller, y compris Simone« , cette autre Française mariée à un Algérien, longtemps aveuglée par son adhésion passionnée à la Sancta Algeria du début de l’indépendance.

Au fil des confidences chuchotées, des non-dits et des silences, la narratrice reconstitue peu à peu la trame de destins brisés comme celui de Suzanne, noyée mystérieusement, ou de sa fille Selma, avocate admirée de tous qui finira par fuir l’Algérie, rattrapée par une guerre sans fin « contre la France, une sorte de guerre à contretemps« . Mais elle découvre aussi la force et la beauté des liens tissés dans l’adversité, à l’image de son père et d’Anissa, unis par une enfance commune à Teddes, « ce temps si proche chronologiquement, même pas dix ans, qui semblait à des années-lumière, inexplicable, inconcevable« .

Grandir dans l’Algérie des années soixante, c’est faire l’expérience quotidienne d’un monde partagé entre Français et indigènes, jusque dans « les nourritures aussi bien que les lieux« . C’est entendre résonner deux langues, deux histoires, deux imaginaires sans pouvoir toujours les concilier ni les assumer pleinement. « Or Odette dans ses bras démentait tout cela », note ainsi la narratrice à propos du mariage mixte de ses parents, symbole d’un miracle fragile, toujours menacé par le poids des préjugés et le spectre de la guerre.

Mais c’est aussi découvrir, au contact d’Anissa et de ses semblables, la persistance d’un art de vivre méditerranéen, épicurien et convivial, où se mêlent allègrement « makroud et […] tarte au citron meringuée », « couscous et […] pot-au-feu« . Un héritage culinaire et culturel composé de petits riens, mais qui recèle une saveur unique, profondément ancrée dans le temps long des échanges et des influences réciproques. Comme si, par-delà les vicissitudes de l’Histoire, quelque chose de l’âme algérienne s’était lové dans ces gestes simples du quotidien, préservant secrètement la continuité du pays et son irréductible soif de partage.

Réinventer l'Algérie à travers les femmes

Ce sont bien les femmes qui, dans ce roman pudique et poétique, se font les gardiennes d’une mémoire en partage, tissant des liens secrets par-delà les communautés et les déchirures. Loin des discours officiels et des postures héroïques, elles se transmettent des savoirs ancestraux sur les plantes, la terre, les animaux, les étoffes ou la nourriture, « autant de choses qu’on n’a pas du tout l’impression de partager, qu’on ne se doute même pas qu’on partage », mais qui recèlent pourtant une grande force.

À l’image d’Anissa priant la Vierge Marie dans une église pour obtenir enfin une fille, elles réinventent au quotidien une « Algérie vivante » à partir de laquelle on peut espérer pour soi ou pour les générations suivantes. Une terre nourricière qui ne serait ni française ni algérienne, mais intensément intime, « un territoire de toutes les lanières qu’on peut découper, qu’elles soient matérielles ou faites de songes« . C’est Safia, la femme de ménage dépositaire d’une sagesse » millénaire qui « tenait le fil qui cousait ensemble le passé et le présent« . C’est Simone, se raccrochant désespérément à une vision idéalisée de « l’Algérie fraternelle et neuve » avant de sombrer dans le déni et l’amertume. C’est Selma, l’avocate brillante et engagée, contrainte à l’exil par une société de plus en plus minée par la peur et la violence.

Autant de figures féminines complexes et attachantes qui viennent nuancer le récit national sans jamais le désavouer complètement. Car elles sont les héritières d’une faille temporelle qui ne cesse de s’aggraver mais aussi les actrices discrètes d’une possible réconciliation fondée sur la reconnaissance mutuelle et le respect des différences. « Mises à nu » dans l’adversité, les femmes de L’Oiseau des Français incarnent une forme de résistance obstinée à la folie mortelle des divisions et des haines, une fidélité indéfectible à « l’entrelacs des émotions, des sensations et des confidences chuchotées » qui font la singularité de l’être algérien.

L’imagination comme force de renaissance

Didon, la reine mythique de Carthage, vient ainsi au secours de la narratrice exilée, lui offrant l’exemple d’un territoire conquis par la seule force de l’imagination. Car « de si peu elle fit Carthage » en découpant en fines lanières une peau de bœuf, comme pour signifier que l’essentiel est ailleurs, dans cet élargissement de la conscience qui transmue les blessures en promesse de renaissance. Dans un monde postcolonial encore traumatisé par les affres de la guerre et les démons de la division, Yasmina Liassine nous rappelle que la seule terre qui vaille est celle que l’on habite en pleine conscience, dans l’humble voisinage de soi à soi et de soi au monde.

C’est tout l’art de cette romancière que de mettre en lumière avec une infinie délicatesse ces liaisons souterraines qui innervent l’être par-delà les frontières imposées. Son écriture, ciselée au plus près des sensations et des couleurs, impressionniste et imagée, tresse les époques et les voix pour faire émerger la possibilité d’une identité partagée. Entre ode à la féminité et célébration de la pluralité, L’Oiseau des Français déploie une poétique de la Relation héritée d’Édouard Glissant, faite de créolisation féconde et d’opacité revendiquée.

Évitant l’écueil du manichéisme et des bons sentiments, ce roman solaire et musicalement composé nous offre une magistrale leçon d’humanité. Un chant d’espoir et de résilience qui révèle par petites touches impressionnistes toute la beauté secrète d’une Algérie mosaïque, riche de ses héritages imbriqués et de ses rêves indomptés. Ou comment, sur les ruines encore fumantes de la colonisation, imaginer d’autres mondes et se réapproprier son destin, fût-ce dans les plis de l’exil et de la perte. Un premier roman qui s’impose d’ores et déjà comme un grand livre, précieux et nécessaire, sur l’Algérie d’hier et de demain.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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