Hélène Laurain, Tambora, Éditions Verdier, 28/05/2025, 192 pages, 18,50 €
En 1815, un volcan explose en Indonésie et plonge la Terre dans une année sans été. Deux siècles plus tard, Hélène Laurain choisit ce nom — Tambora — pour raconter les bouleversements du corps maternel et de notre époque. Ce deuxième livre publié chez Verdier trace une cartographie sensible où la catastrophe géologique devient prisme pour observer les séismes intimes et collectifs de notre temps.
Après Partout le feu en 2022, Hélène Laurain poursuit son exploration des brasiers intérieurs dans la collection « Chaoïd ». Traductrice de l’allemand et mère de deux filles — la Grande petite et la Petite —, elle construit un récit constellation où dialoguent journal de grossesse, méditation écologique et chronique familiale. Cette architecture textuelle rappelle Les Argonautes de Maggie Nelson, où la philosophie et l’intime s’entrelacent pour interroger les transformations du corps et de l’identité. L’autrice fait du quotidien maternel un territoire d’investigation littéraire et politique, transformant les gestes ordinaires en matière à penser.
L’écriture d’Hélène Laurain procède par strates géologiques. Les phrases courtes — « J’ai porté un·e mort·e » — alternent avec des périodes amples qui épousent le rythme des contractions. Elle convoque le vocabulaire médical glacé — « aspiration », « produit » — et les mots tendres pour ses filles — « mes filles, amples comme les villes ». Cette hétérogénéité linguistique évoque la prose d’Annie Ernaux dans L’Événement, où le corps féminin devient lieu d’une bataille entre différents discours : médical, social, intime. Mais là où Ernaux privilégie l’écriture plate, Hélène Laurain choisit la saturation sensorielle, créant une langue qui pulse et déborde.
Le livre se structure en deux mouvements, miroir de la cicatrice de césarienne qui barre le ventre de la narratrice. La première partie tisse trois grossesses avec l’histoire de l’éruption du Tambora. Cette superposition temporelle fait dialoguer les catastrophes individuelles et collectives. La fausse couche du « Calme » résonne avec les famines de 1816 : « Les victimes ont agonisé en silence, pas invisibles pourtant, intoxiquées par les herbes sucées ». Cette correspondance entre corps individuel et corps planétaire crée une nouvelle façon de penser notre rapport au vivant et à la vulnérabilité.
La maternité surgit comme territoire d’ambivalence radicale. Hélène Laurain documente les gestes du soin avec une précision anthropologique inédite. Le corps maternel devient archive : « Mon ventre avale la tête avale le corps, le tout-ventre avale la langue tarit les mots ». Cette dissolution du langage dans le corporel révèle une expérience où l’identité se défait puis se reconstruit autrement. Les performances de l’allaitement, du change, du bercement deviennent rituels épuisants et sacrés, répétés jusqu’à l’hypnose.
L’angoisse climatique irrigue l’ensemble du texte. Les canicules et incendies ponctuent le quotidien familial : « Comment faire des châteaux de sable […] quand la fumée émanant des forêts, plus ou moins lointaine, nous menace ? ». Cette inquiétude générationnelle transforme chaque geste parental en acte politique. La question lancinante — « mes enfants vont-ils mourir de soif en 2050 », fait de la reproduction un dilemme éthique vertigineux. Les enfants grandissent dans cette « dissolution de la légèreté », héritières d’un monde dont la beauté se teinte toujours de menace.
L’écriture fragmentaire mime l’attention morcelée de la mère. Les listes de courses côtoient les réflexions philosophiques, structure qui rappelle Dept. of Speculation de Jenny Offill, où la pensée se construit dans l’interruption permanente. Le kudzu, plante invasive qui « dévore le Sud » américain, devient métaphore parfaite de la colonisation domestique par les enfants. Cette esthétique du désordre productif transforme le chaos maternel en forme littéraire, faisant de la dispersion une méthode de connaissance.
Les références tissées dans le texte — Mary Shelley écrivant Frankenstein pendant l’année sans été, les poèmes chinois des « sept douleurs » ressurgissant après des siècles d’oubli — créent une généalogie féminine de la catastrophe créatrice. Hélène Laurain dialogue aussi avec les artistes visuelles contemporaines, notamment quand elle décrit le corps maternel comme une géographie bouleversée, territoire de métamorphoses violentes et tendres.
La dimension politique du livre réside dans sa capacité à politiser l’espace domestique. Les tâches ménagères, l’épuisement, les nuits blanches deviennent symptômes d’une organisation sociale qui abandonne les mères. Le récit de la violence obstétricale — « aspiré vivant, araignée grasse avalée par l’aspirateur » — révèle la brutalité d’un système médical qui traite les corps féminins comme des machines défaillantes.
Tambora invente une forme pour dire l’expérience maternelle contemporaine, traversée par les urgences écologiques et les violences systémiques. Hélène Laurain transforme le récit de filiation en observatoire des mutations du monde. Le livre se referme sur l’image des filles comme « lieux de vie, des utopies, des “bons lieux” », affirmation fragile d’un futur possible. Cette œuvre nous rappelle que porter la vie aujourd’hui engage une responsabilité vertigineuse : inventer les gestes qui permettront la survie et la joie malgré tout, danser sur le volcan en gardant l’équilibre.
Chroniqueuse : Suzanne Ménard
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