Temps de lecture approximatif : 6 minutes

Donatella Di Pietrantonio, L’âge fragile, Traduit de l’italien par Laura Brignon, Albin Michel, 15/01/2025, 272 pages, 20,90€.

Il y a des livres qui s’ouvrent comme des maisons familières dont on aurait perdu la clé, et d’autres qui nous accueillent dans le désordre feutré d’une existence interrompue. L’âge fragile de Donatella Di Pietrantonio – lauréat du prestigieux Prix Strega 2024 – appartient à cette seconde catégorie, nous invitant dès les premières lignes dans l’intimité vibrante et inquiète d’un appartement où les traces d’un retour sont aussi les stigmates d’une absence. Amanda est revenue. Revenue de Milan, de cette vie étudiante rêvée comme une émancipation, mais revenue brisée, mutique, retranchée derrière la porte close de sa chambre d’adolescente. Pour sa mère, narratrice dont la voix porte la mélancolie des Abruzzes et la perplexité universelle de la maternité face au silence de l’enfant devenu grand, ce retour est une énigme douloureuse, un quotidien tissé de petits riens observés à la loupe : une assiette oubliée, un livre abandonné, des pas nocturnes qui font vibrer le plancher et l’âme. « Le désordre que je trouve chaque matin me rappelle que je ne suis plus seule. » – un constat ambivalent où le retour d’Amanda, à défaut d’être un simple réconfort, s’inscrit d’emblée sous le signe d’une présence envahissante et fracturée, un corps étranger dans le cocon protecteur, mais peut-être étouffant, du foyer natal.

Donatella Di Pietrantonio, dont nous avions déjà admiré la capacité à sonder les liens complexes et souvent douloureux de la filiation dans Borgo Sud, nous plonge ici dans un huis clos psychologique d’une densité remarquable. Le récit se déploie moins par l’action que par l’observation minutieuse, les oscillations intérieures de la narratrice, et les échos d’un passé traumatique qui remonte lentement à la surface, comme une nappe phréatique empoisonnée. Le monde de L’âge fragile est d’abord un intérieur : celui de l’appartement où cohabitent difficilement deux solitudes, celle de la mère désemparée et celle de la fille retranchée ; mais c’est aussi un intérieur mental, celui de la narratrice qui tente de déchiffrer les signes, de combler les vides, de renouer les fils d’une relation distendue. Et puis, il y a ce territoire des Abruzzes, omniprésent, non comme un décor pittoresque, mais comme une entité vivante, chargée de mémoire et de secrets, un personnage à part entière dont les montagnes âpres et les forêts silencieuses semblent garder l’empreinte d’un drame ancien, celui qui hante le Dente del Lupo et conditionne, peut-être, le présent d’Amanda. Un monde essentiellement féminin, où les hommes – le père vieillissant, le mari absent, l’ami Osvaldo marqué par le passé – traversent le récit comme des figures secondaires, souvent impuissantes ou porteuses d’un silence différent, plus résigné, moins chargé d’attente que celui des femmes.

La chambre d’Amanda, antichambre du refus

Au cœur du roman palpite le mystère d’Amanda. Son retrait du monde, son enfermement volontaire dans cette chambre devenue sanctuaire ou prison, évoque immanquablement le phénomène contemporain des hikikomori, ces jeunes reclus sociaux qui opposent une fin de non-recevoir radicale aux injonctions de la vie sociale et performative. Donatella Di Pietrantonio explore cette claustration non comme une pathologie à diagnostiquer, mais comme un symptôme, une réponse extrême à une blessure indicible ou à une angoisse diffuse. La chambre d’Amanda devient l’espace physique de son refus : refus de parler, refus de manger, refus de poursuivre ses études, refus, peut-être, de grandir dans un monde perçu comme hostile ou dénué de sens. Sa mère tente de forcer la porte, au propre comme au figuré, par le bruit des casseroles, par des mots laissés sur un papier, par la nourriture offerte, mais se heurte à un mur. « Lave-toi, tu ne sens pas bon. » – supplique maternelle maladroite, tentative désespérée de ramener sa fille à la vie ordinaire, qui ne fait que souligner l’abîme d’incompréhension.

Ce retranchement trouve un écho singulier dans la figure de Bartleby, le scribe de Melville, et son célèbre « I would prefer not to« . Comme Bartleby, Amanda oppose une résistance passive mais inflexible. Son silence n’est pas vide ; il est lourd, signifiant, obstiné. Il dit la fragilité d’une génération peut-être, confrontée à des crises multiples – sanitaire, économique, existentielle –, mais il est aussi profondément personnel, lié à une expérience traumatique tue (l’agression à Milan, évoquée avec une pudeur déchirante) et, possiblement, aux résonances d’un traumatisme plus ancien, celui qui imprègne l’air de la montagne natale. Le roman interroge subtilement : le refuge dans la chambre est-il une stratégie de survie, une manière de se protéger du monde extérieur après l’effraction violente, ou une forme de capitulation, une incapacité à réintégrer le flux de la vie ? La romancière ne tranche pas, laissant le lecteur sonder les profondeurs de ce silence assourdissant.

Mémoire trouée et transmission malsaine

Parallèlement à l’énigme présente d’Amanda, le récit tisse la toile d’un drame passé : le meurtre brutal de deux jeunes filles, Virginia et Tania, trente ans plus tôt, dans la forêt du Dente del Lupo. Cet événement tragique n’est pas un banal élément de contexte ; il constitue le cœur secret du roman, le non-dit familial et collectif qui pèse sur les personnages et les lieux. La montagne, initialement présentée comme un espace de nature et de labeur ancestral, devient progressivement un lieu hanté, un « topos » de la mémoire traumatique. La narratrice elle-même y était présente, cette nuit-là. Et son amie d’enfance, Doralice, la fille d’Osvaldo, en fut la seule rescapée, marquée à jamais, exilée au Canada.

L’exploration de ce passé douloureux révèle les mécanismes complexes de la mémoire – ses lacunes, ses reconstructions, sa charge émotionnelle intacte. Les souvenirs affluent par bribes, souvent déclenchés par des retours physiques sur les lieux : le camping abandonné, les inscriptions vindicatives sur les murs « TUEZ-LE », la piscine vide où gît symboliquement un veau mort. Ces retours agissent comme des catalyseurs mémoriels, ravivant la douleur et la culpabilité enfouies. Le silence qui entoure ce féminicide – terme jamais explicitement utilisé, mais dont l’ombre plane constamment – est révélateur d’une difficulté collective à nommer, à affronter, et à intégrer la violence faite aux femmes, particulièrement dans ce contexte rural pétri de traditions et de non-dits. Le père de la narratrice, chasseur taiseux, incarne ce silence masculin, cette incapacité à verbaliser l’horreur ou la peine, contrastant avec le chagrin plus exprimé, quoique retenu, d’Osvaldo, ou la douleur muette mais communicative de la Shérif, mère de Doralice.

Ce drame ancien contamine aussi la question de l’héritage. Le père, sentant sa fin proche, décide de léguer à sa fille ce morceau de montagne maudit, le Dente del Lupo, sans lui demander son avis, la chargeant d’un fardeau matériel et symbolique qu’elle ne désire pas. « Ici aussi ça t’appartiendra, plus tard« , lui assène-t-il, révélant une conception patriarcale de la transmission où la terre prime sur les affects, où l’héritage est une fatalité plus qu’un choix. Cette transmission forcée entre en résonance avec le propre sentiment d’enfermement de la narratrice dans ce territoire natal qu’elle n’a jamais vraiment quitté, contrairement à son mari ou à Doralice. Elle subit le legs paternel comme elle semble subir sa vie, avec une forme de résignation teintée de révolte intérieure. Le roman explore ainsi brillamment comment les traumatismes et les dynamiques familiales non résolues se transmettent, parfois malgré nous, alourdissant le présent et entravant l’avenir.

Écouter le chant fragile du monde

L’âge fragile n’est pas seulement le récit d’un drame familial ou l’exploration d’une dépression adolescente ; il résonne profondément avec notre époque. Amanda, dans son retrait et sa fragilité, peut être vue comme l’emblème d’une jeunesse désenchantée, en quête de sens dans un monde perçu comme menaçant ou vide. La pandémie, bien que discrètement évoquée comme le déclencheur de son retour initial, agit comme une loupe sur des failles préexistantes, individuelles et collectives. Sa difficulté à réintégrer les études, ses relations sociales évanescentes, son rapport ambivalent au corps et au désir, tout cela parle d’un malaise générationnel qui transcende le simple contexte narratif. Sa réapparition inattendue lors de la manifestation pour la défense de la montagne est une fulgurance, un sursaut de vie aussi bref qu’intense, qui laisse entrevoir une possible reconnexion au monde, non pas par la voie conventionnelle des études, mais par l’engagement pour le territoire, pour la mémoire collective.

Parallèlement, la figure de la mère incarne avec une justesse poignante la solitude et l’impuissance parentales face à la souffrance de l’enfant. Ses maladresses, ses accès de colère suivis de remords, son amour inquiet et parfois étouffant, son dialogue intérieur pétri de doutes et d’auto-reproches (« Je l’ai trop laissée seule à la ville. Elle est revenue métamorphosée. ») en font un personnage profondément humain, auquel il est aisé de s’identifier. Elle est le témoin impuissant de la dérive de sa fille, comme elle semble l’avoir été des drames passés, prise entre le désir de protéger et la conscience de ses propres limites. Son histoire personnelle, suggérée par allusions – son propre désir d’études contrarié, sa relation complexe avec son père, son mariage qui s’effiloche –, éclaire sa relation à Amanda, révélant des schémas transgénérationnels subtils dans la condition féminine, faite de renoncements silencieux et de aspirations contenues.

Donatella Di Pietrantonio maîtrise l’art de l’ellipse et du sous-entendu. Son écriture, précise et économe, tisse une atmosphère de tension constante, où chaque silence est chargé de signification, chaque geste observé révèle une faille. Elle ne juge pas ses personnages ; elle les accompagne avec une empathie dénuée de sensiblerie, les montrant dans toute leur complexité, leurs contradictions, leur vulnérabilité. L’âge fragile est un roman qui demande une écoute attentive, une lecture qui accepte de ne pas tout comprendre, de rester avec les questions en suspens. Il nous invite à considérer autrement les silences de ceux qui nous entourent, à reconnaître le poids des héritages invisibles, et à mesurer la force insoupçonnée qui peut surgir de la fragilité même. Un livre qui reste longtemps avec nous, comme le murmure persistant du vent dans les forêts des Abruzzes, porteur d’histoires tues et de deuils inaccomplis.

Image de Chroniqueuse : Lydie Praulin

Chroniqueuse : Lydie Praulin

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Actualités littéraires

Comments are closed.