Céline Lapertot, Des beaux jours qu’à ton front j’ai lus, Éditions Viviane Hamy, 15/01/2025, 394 pages, 21,90€
Au cœur du XIXe siècle français, époque d’éruptions romantiques et de convulsions politiques, une voix singulière persiste, défiant le temps et ses silences : celle de Marceline Desbordes-Valmore. Loin des clichés éculés d’une muse larmoyante, cantonnée à ses mélancolies amoureuses, Céline Lapertot, dans Des beaux jours qu’à ton front j’ai lus : Portrait de Marceline Desbordes-Valmore, s’aventure au-delà des catégories littéraires préétablies, orchestrant un récit inclassable, à la frontière de l’essai et du roman. Ce n’est ni une biographie académique stricte, ni un roman historique au sens conventionnel, mais plutôt un portrait biographique romancé, un essai littéraire assumant sa subjectivité pour mieux sonder l’intériorité d’une poétesse d’exception. En mariant érudition et empathie, l’autrice nous invite à un voyage intime au cœur de l’existence complexe de Marceline, une vie façonnée par les épreuves, mais illuminée par une force créatrice indomptable. Mieux qu’une reconstitution factuelle, Céline Lapertot compose une analyse sensible et captivante, qui éclaire la modernité stupéfiante de Marceline Desbordes-Valmore, femme de lettres qui, bien avant l’heure, a exploré les territoires intimes de la féminité, de la maternité, de l’exil et de la quête artistique, avec une voix d’une déchirante actualité. Au-delà du tragique apparent de son destin, ce livre hybride révèle une figure en clair-obscur, naviguant avec une grâce mélancolique entre les ombres de la souffrance et les lueurs d’une résilience obstinée, et nous laisse entrevoir, au fil des pages, la constellation singulière de ses « pleurs », à la fois funèbres et féconds, témoignage poignant et sublime d’une âme indomptable.
L’enfance à Douai : entre sépulture et jardins, les premières semences Poétiques
Douai, ville natale de Marceline est un palimpseste où se superposent strates de destruction et promesses de reconstruction. Céline Lapertot dépeint un paysage ambivalent, à la fois « ville ravagée puis reconstruite », berceau d’une enfance douce-amère, rythmée par le voisinage paradoxal de la vie et de la mort. « Ma ville ravagée puis reconstruite. Ma ville de paix et de bonheur, de plénitude et d’innocence. Je suis née aux abords d’un cimetière et d’une église, où je côtoyais les morts et les tout comme, des statues » – cette citation inaugurale sonne comme une clé de lecture, révélant l’empreinte indélébile de ce décor fondateur sur l’imaginaire de la jeune fille. Loin d’une idyllique pastorale, l’enfance douaisienne est teintée d’une mélancolie précoce, mais c’est dans ce terreau ambivalent que germe l’inspiration poétique, dans ce contraste saisissant entre la nature luxuriante et la présence obsédante du trépas. La lecture, initiée par sa sœur dans la douceur des jours d’été, se révèle une échappatoire, un chemin d’accès à « la beauté des songes aux abords de l’église » et à la « terre des vivants », une langue en devenir dont Marceline apprend à maîtriser les nuances, les vibrations intimes. Céline Lapertot nuance habilement l’image d’une enfance uniquement marquée par la pauvreté, insistant sur les privilèges d’une jeune fille « gracieuse ignorante », façonnée par une éducation féminine certes contrainte, mais qui ne parvient pas à étouffer une âme déjà avide de savoir et de création. Dans ce clair-obscur originel, dans cette tension entre assignation sociale et aspiration profonde, se dessinent les contours d’une poétesse en devenir, promise à un destin complexe, oscillatoire entre les ombres et les lumières de l’existence.
L’exil Guadeloupéen : le sanglot de l’âme, l’éclosion d’une voix
La Révolution, cataclysme historique et intime, projette la famille Desbordes dans la précarité et la menace. L’exil en Guadeloupe, décision maternelle présentée comme une promesse de salut, se transforme rapidement en épreuve fondatrice, en déracinement brutal. Céline Lapertot décrit avec une force suggestive la déchirure de la séparation, la douleur des adieux aux rires d’enfance désormais évanouis. « Adieu mon reflet dans le puits et les fleurs volées aux abords des jardins voisins, adieu Rose et Albertine, vos rires si chers à mon cœur et votre tendresse… ». La citation, restituée dans toute son ampleur sensorielle, souligne la profondeur de la perte et le caractère irréversible de l’exil.
La Guadeloupe n’est pas l’Eldorado fantasmé. Elle se révèle comme un univers hostile, « terre exotique qui ne me disait rien, ne me donnait pas envie ». La réalité coloniale, la violence de l’esclavage, la misère et la maladie se manifestent dans toute leur crudité, anéantissant les espoirs maternels et confrontant la jeune Marceline à la face sombre du monde. La mort de Catherine, figure maternelle omniprésente dans le récit, marque un tournant tragique et irréversible. « Elle était si faible que je la poussais à chaque pas, la paume de ma main plaquée au creux de ses reins. Elle avait maigri. Sa colonne vertébrale se dressait au contact de mes doigts et semblait se rompre à chacune de ses foulées » – cette image poignante, par la précision des détails physiques et l’intensité émotionnelle qui s’en dégage, témoigne de la maîtrise stylistique de Lapertot, capable de rendre palpable la souffrance et le dénuement. L’exil guadeloupéen, au-delà du déracinement et du deuil, apparaît comme une matrice essentielle de l’œuvre de Marceline Desbordes-Valmore. Confrontée à la fragilité de l’existence, à la violence des rapports humains et à la précarité matérielle, la jeune fille y forge une sensibilité exacerbée, une conscience aiguë du tragique de la condition humaine, qui irrigueront son inspiration poétique et la conduiront, malgré les épreuves, vers une quête incessante de beauté et de sens.
Le miroitement des planches, les mirages de l’amour : l’éclosion d’une âme d’artiste
De retour en métropole, la nécessité matérielle propulse Marceline vers le théâtre, espace ambivalent de survie et d’éclosion artistique. Les planches deviennent à la fois un refuge précaire, un moyen de gagner sa vie, et un révélateur inattendu de son talent. Céline Lapertot décrit avec une sensibilité particulière l’éveil de cette vocation, ce « plaisir confusément ressenti » face aux applaudissements, « à être l’objet de tant de regards », cette « passion qui ne me quitterait plus ». Pourtant, cette reconnaissance publique, ce « triomphe » éphémère des soirs de représentation, ne comble en rien le vide intérieur, la blessure lancinante de l’exil et du deuil. C’est à Bordeaux, nouvelle étape de son existence errante, que surgit une brève éclaircie amoureuse, sous les traits de Prosper Valmore, jeune comédien dont « le regard bleu profond » laisse entrevoir une promesse de « vie entière ». La scène du premier baiser, magnifiquement restituée par la plume sensorielle de Lapertot, cristallise l’illusion d’un amour rédempteur : « c’est une rencontre décisive : mon premier baiser de jeune fille, innocent encore, qui ne distingue pas les contours du mot avenir, sur les lèvres d’un garçon de sept ans plus jeune qu’elle ». Mais la réalité rattrape vite les chimères. La vie de bohème, les tournées incertaines, les difficultés matérielles, les tensions familiales, fragilisent le couple et précipitent leur séparation à Bordeaux. Marceline, une nouvelle fois délaissée et plongée dans la mélancolie, quitte la ville, emportant avec elle le souvenir d’une passion éphémère et les prémices d’une légende personnelle en construction.
Paris, ville lumière et creuset des talents, apparaît alors comme un nouveau départ, une promesse de renaissance artistique et surtout littéraire. Engagée à l’Odéon, Marceline y conquiert enfin la reconnaissance du public et l’estime de ses pairs. Grétry, figure tutélaire et bienveillante, la prend sous son aile protectrice, pressentant en elle un talent exceptionnel qu’il encourage et guide avec affection. Cette reconnaissance professionnelle, loin d’apaiser les tourments intérieurs de Marceline, exacerbe paradoxalement sa vulnérabilité, son sentiment de solitude, et une conscience aiguë de la précarité de sa condition de femme et d’artiste, et enfin son sentiment d’illégitimité en tant que poétesse. C’est dans ce Paris à la fois lumineux et désenchanté que Prosper Valmore refait surface. Leurs retrouvailles, dans l’effervescence de la capitale, ravivent la flamme d’un amour passé et les conduisent au mariage, loin de la promesse d’un bonheur simple et serein. L’union, célébrée dans l’illusion d’une nouvelle harmonie, se révèle rapidement une source de désillusions et de déchirements. La belle-mère, Anne Justine, figure matriarcale et castratrice, incarne avec une virulence implacable les conventions sociales et les préjugés de l’époque, manifestant une hostilité grandissante à l’égard de Marceline, jalouse de son influence sur son fils et de son ascension autant littéraire que sociale : « Vous n’êtes pas celle que j’attendais pour mon fils. Vous êtes imparfaite. Vous êtes déjà presque vieille. » Céline Lapertot met en lumière les enjeux de pouvoir et les rapports de domination qui minent le couple Valmore, témoignant de la difficulté pour une femme artiste de concilier aspiration personnelle et injonctions sociales, puisant dans les épreuves de sa vie la matière première d’une œuvre singulière. Malgré le succès parisien, malgré la reconnaissance littéraire et théâtrale, Marceline demeure une âme en peine, prisonnière d’un amour blessé et d’une solitude profonde, cherchant désespérément une voie de réconciliation et de rédemption.
L’héritage d’une voix singulière : au-delà des larmes, la lumière des mots
Au fil des pages, Céline Lapertot trace avec une empathie pénétrante le portrait d’une femme en tension, prisonnière d’une époque qui assigne les femmes au silence et à la modestie, mais animée d’une force intérieure inextinguible, d’un besoin vital de s’exprimer et d’exister pleinement. « Je n’ai jamais compris de quel bois j’étais faite, mais, contre toute attente, j’ai été célébrée et admirée. » – ces mots prêtés à Marceline, en prologue du récit, soulignent le paradoxe de son destin : une femme célébrée pour son talent et sa sensibilité, mais constamment confrontée aux épreuves, aux deuils et aux injustices. La maladie, la perte des êtres chers, les désillusions amoureuses, la précarité matérielle, les entraves sociales, autant de motifs
Pourtant, au-delà des larmes et des lamentations, l’ouvrage de Céline Lapertot révèle une forme de résilience profonde, une capacité à transmuer la douleur en création poétique, à faire jaillir la lumière des mots au cœur des ténèbres. « Mon âme a donc conservé quelques joyaux, entre fumiers et cendres » – cette métaphore poignante résume l’essence de son art, capable de sublimer la souffrance et de métamorphoser les blessures en source d’inspiration. « Tu es née plusieurs fois / Et tu comptes plusieurs vies » – le poème final, cité en exergue de la troisième partie, sonne comme une ode à la vie, une célébration de la force indestructible de l’âme féminine, capable de renaître de ses cendres, de se réinventer sans cesse, et de puiser dans les épreuves la matière première d’une œuvre poétique d’une beauté bouleversante. Céline Lapertot, avec une maîtrise stylistique remarquable et une sensibilité à fleur de peau, nous offre ainsi un portrait inoubliable de Marceline Desbordes-Valmore, une femme d’exception dont la voix continue de résonner en nous, bien au-delà des « beaux jours » illusoires et des pleurs inconsolables.
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