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Valentin Baricault, L’espionnage au Moyen Âge, Passés composés, 26/04/2023, 1 vol. (222 p.), 19.50€.

L’espionnage serait, autant que la prostitution, l’un des premiers métiers du monde. Cette pratique, souvent définie de manière réductrice comme une simple collecte de renseignements, intervient dans divers domaines, militaire, géographique, économique, etc. À l’époque moderne, l’espionnage se trouve investi de connotations négatives, en particulier par Montesquieu, qui le considère comme un signe de la faiblesse du pouvoir politique et de rupture de la confiance.

Un domaine de recherche très contemporain

Cette défiance est peut-être à l’origine du manque d’intérêt des historiens français pour l’espionnage au Moyen Âge. C’est seulement ces dernières années que la parution d’un ouvrage collectif sur le sujet et l’organisation d’un colloque sur le lien entre renseignement et histoire politique de l’État en construction manifestent changement de regard de la part des historiens. Mais si ce sujet a acquis une légitimité dans le champ des études médiévales, il n’en demeure pas moins paradoxal. Comme l’écrit Valentin Baricault, “si l’espionnage se conçoit comme une pratique du secret, comment rendre visible les actes et les acteurs du renseignement ?” Le travail mené par l’auteur du livre relève autant de “l’enquête sur les hommes et leurs actions” que d’une “réflexion anthropologique sur les mentalités autour de la question du secret, du visible et de l’invisible.”
Les sources écrites qui nourrissent cette étude s’avèrent diverses, chroniques, missives, registres des communautés urbaines, et demandent à l’historien une analyse critique, qu’il s’agisse des lettres de Philippe de Commynes à Louis XI, ou des cedulae inclusae, ces feuilles volantes attachées à des courriers officiels, qui recelaient des informations sensibles et pouvaient être détruites. Le livre de Valentin Baricault a pour ambition de s’écarter d’un catalogage réducteur pour tenter de comprendre le processus de “construction de l’information grâce au renseignement” et d’en saisir les mécanismes et les interactions.

Un lexique significatif : les mots du renseignement

Une des grandes qualités du texte de Valentin Baricault réside dans son souci sémantique et linguistique. Il s’attache à interroger la pratique du renseignement à l’époque médiévale à partir des champs lexicaux utilisés. Il questionne le cycle de l’information et ses acteurs en opposant deux fonctions bien distinctes, celle d’ambassadeur, agent de la paix (désigné essentiellement dans les textes latins par les termes legatus, mediator et procurator) et celle de messager, acteur de la diffusion, défini le plus souvent en latin par le mot nuntius. En langue vernaculaire, ce sont les termes messagiers, mes et messages qui apparaissent le plus souvent. Quant à l’espion, figure même du secret, il est évoqué par les termes delator et explorator, et, en langue vernaculaire, espie.
Il analyse également, dans le contexte des croisades, les mots employés par le camp chrétien ou musulman pour désigner les espions ennemis. Les messages qu’ils délivrent sont soit oraux, soit écrits, et si le terme de renseignement n’existait pas à l’époque médiévale, on trouve deux mots latins, fama et rumor, qui pourraient s’y substituer. Le premier, souvent associé au messager, est un bruit qui court, tandis que le second signifie la rumeur, c’est-à-dire le bruit qui court mais qui conduit aussi à la révolte, et a pour synonymes la noise et la renomée. Inhérente à la pratique du renseignement, la rumeur relève autant de l’information que de la désinformation, capable de se propager. Son imprécision, et son appartenance au registre de la croyance et de l’émotion la rendent aussi difficile à vérifier qu’à démentir. En revanche nons, novele, renomée renvoient à une information “ordonnée”. L’auteur du livre examine aussi le vocabulaire consacré à la collecte de l’information et à son analyse.

Les auteurs du Moyen Âge et le renseignement

Cette activité s’exerce dans deux contextes opposés, celui de la guerre et celui de la paix. L’époque médiévale n’a pas produit d’écrits théoriques sur la question militaire, mais s’est référée au De re militari d’un auteur antique, Vergèce, un fonctionnaire de l’Empire romain de la fin du IV e et du début du V e siècle. Son livre, présenté comme une compilation de savoirs antérieurs, explore tous les aspects de la guerre dans l’Antiquité, et fait des recommandations en matière d’espionnage. Il conseille de bien connaître la géographie de l’adversaire, par une collecte d’informations topographiques, politiques ou humaines et d’interroger séparément les sources pour estimer leur fiabilité. Il préconise d’utiliser les populations locales et prendre conscience des conséquences désastreuses du mensonge. Il aborde le sujet des espions ennemis infiltrés et conçoit la sécurisation militaire comme un acte de contre-espionnage.
La tradition byzantine a également fourni un certain nombre de textes montrant comment les activités d’espionnage étaient liées à des enjeux géopolitiques à venir et permettaient d’orienter les choix politiques. Qu’il s’agisse de surveillance des frontières, d’espions, ou d’unités infiltrées en territoire ennemi, les trapezitai, les espions devaient se trouver en relation avec les ennemis de l’empire, par l’intelligence, la ruse et le déguisement. Le livre de Valentin Baricault s’intéresse aussi au traité d’un auteur arabe, Al-Harawi, à destination de Saladin, rédigé à partir de l’expérience d’espion de son auteur, ce qui rend ce texte extrêmement précieux. À l’opposé, le renseignement dans la pratique du gouvernement, au Moyen Âge français, est évoqué dans divers écrits, Philippe de Mézières, Christine de Pisan et Philippe de Commynes, dont les Mémoires constituent un véritable outil de travail du renseignement.

L’imposture et le secret

Valentin Baricault s’efforce de tracer un portrait de l’espion modèle, dont la première caractéristique est l’art du déguisement. Il donne pour exemple le récit d’une attaque d’une caravane égyptienne par Richard Cœur de Lion, que relate le chroniqueur Ambroise. L’espion est aussi marqué par son ambivalence, qui le fait osciller entre vérité et mensonge, ce que montre un passage tiré de La Chanson d’Antioche. La question du mensonge est ici confrontée aux analyses des théologiens, Saint Thomas d’Aquin et Saint Augustin, ce dernier mettant en évidence la dimension stratégique du mensonge. Un autre couple, celui de la culpabilité et de la trahison, intervient.
Mais l’espionnage existe aussi en temps de paix, et relève du travail diplomatique. L’auteur questionne les principes de la diplomatie, dans un climat entre méfiance et confiance, qui confère à l’ambassadeur une immunité relative. Il montre en quoi consiste une diplomatie informée et documentée, en prenant l’exemple des ambassades sous le règne de Philippe le Bon, ou celui du réseau d’informateurs aragonais au XIVe siècle, avant d’évoquer des voyages clandestins en Terre sainte. Il met aussi l’accent sur la relation entre l’information et le combat, en insistant sur le rôle joué par les éclaireurs, en particulier pour prévenir les attaques ennemies et sécuriser le corps d’armée principal, lors des croisades. Il s’attache aussi à l’action des messagers et des espions à travers plusieurs exemples. Enfin, il revient sur la diplomatie secrète menée par Philippe de Commynes au service de Louis XI dans la seconde moitié du XV e siècle.

Extrêmement critique et documenté, le livre de Valentin Baricault vient combler une lacune dans le champ des études historiques. Clair et bien construit, il se lit très agréablement et présente l’avantage de pouvoir intéresser les spécialistes comme un public plus vaste et passionné d’histoire.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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