Fawaz Hussain, Un Été en vrac, peintures de Christine Poloniato, Al Manar, 01/04/2023, 1 vol. (87 p.), 19€
Durant la période du confinement, un classique écrit en 1794 et publié de manière anonyme est revenu en grâce : Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre. Il était le frère du célèbre penseur contre-révolutionnaire Joseph de Maistre, dont nous serions bien inspirés de relire les Soirées de Saint-Pétersbourg. À la suite d’un duel interdit, l’auteur est assigné à résidence durant quarante-deux jours dans une chambre à Turin. Bien loin de se lamenter sur son sort, l’auteur fait montre d’une attitude légère, et voit cette période comme l’opportunité d’une vaste exploration intérieure. Son récit célèbre la méditation, et chaque objet de sa chambre – aussi exiguë soit-elle – devient source de réflexion et de rêverie. Son texte, parodie des récits de voyage populaires avant la Révolution, est l’exemple parfait de l’exploration de l’individualité. Il nous rappelle l’importance de prêter attention à notre environnement quotidien et suggère que le plaisir de voyager dans sa propre chambre est le meilleur remède contre la jalousie des hommes. Explorer notre chambre n’est-il pas le voyage le plus important que nous nous devons entreprendre, car il est celui qui nous mène à une meilleure compréhension de nous-mêmes ?
Fougères, microcosme du monde intérieur
Fawaz Hussain nous paraît être le plus digne héritier de Xavier de Maistre. D’abord par sa plume à la fois incisive et délicate, et surtout par son cheminement intellectuel qui relève du même principe initiatique : il n’est nul besoin d’aller aux quatre coins du monde, ou d’entreprendre des expériences extraordinaires, afin de nous rappeler combien la beauté est invisible, et que nous l’aspirons sans la comprendre. Dans Un été en vrac, Fawaz nous invite à une déambulation dans son quartier des Fougères, qui borde l’ancienne “zone” et le boulevard périphérique parisien. Et même si l’auteur – né au nord-est de la Syrie dans une famille kurde – a connu de nombreux pays, c’est son quartier de résidence qu’il décrit durant cet “été en vrac”. Par sa plume subtile, il devient un microcosme du monde où chaque interaction, chaque observation, chaque rencontre, devient une occasion de réflexion et de découverte. Cet ouvrage, illustré par Christine Poloniato, démontre que l’on peut trouver de la poésie et de riches enseignements dans les scènes les plus banales de l’existence, comme une montre confiée à un horloger, un ami qui retourne dans son pays natal, les boulangeries qui jalonnent son itinéraire quotidien appartenant à des Marocains, ou la poste de son quartier qui s’apprête à fermer de manière définitive. Tous ces moments qui nous paraissent insignifiants, sont peints avec délicatesse et sensibilité. On réalise combien la grandeur est dans l’abnégation, la résignation, et surtout dans la solitude. La philosophie de Fawaz Hussain est d’autant plus persuasive qu’elle est simple, et en harmonie avec le but moral de nos consciences. Il en est à l’âge où les passions cèdent le pas à la raison, où l’intelligence devient plus lucide, plus élevée, plus résignée, et forcément bien plus ouverte à toutes les connaissances, et en particulier à celle des cœurs simples.
Un portail vers le passé
Un été en vrac est empreint d’une grande mélancolie, parfois poignante. Fawaz y évoque la nostalgie des moments passés et à jamais perdus, des objets oubliés, des saisons qui se sont estompées dans l’inexorable roue du temps. Comme elle pourrait être banale cette scène d’une petite fille qui traverse la rue au “passage clouté”, en glissant sa main dans celle de son père ou de sa mère. Nous avons tous connu cet instant qui paraît futile ! Et pourtant il y a une infinie tristesse de l’enfant que nous fûmes, ce désir vague de le retrouver, et une grande force dans la narration, car ce n’est pas la petite fille qui est importante, c’est le terme “passage clouté”. Ceux qui les ont connus savent qu’ils ont disparu depuis si longtemps : “Et puis, voyez comme certaines habitudes ont la peau aussi dure que la nostalgie : elles s’installent en nous, aussi tenace que la mélancolie.”
Fawaz évoque également la perceuse oubliée d’un ami, un objet insignifiant qui, dans son récit, devient un portail vers le passé, une relique d’une époque révolue où l’exil n’était pas encore une réalité. Puis il se souvient, avec une tristesse douce-amère, des saisons de son enfance en Syrie, des saisons qui – à cause du changement climatique – ont perdu leur distinction dans le paysage français moderne. Un autre moment poignant se trouve dans sa contemplation de l’immense bâche blanche qui enveloppe le magasin principal Gibert jeune qui était naguère l’âme du Quartier latin où il avait étudié. Il y voit un linceul gigantesque, métaphore puissante de la disparition et du changement. La force d’Un été en vrac tient dans ce passage :
En m’arrêtant sur le pont qui mène vers le palais de Justice et la Conciergerie, je me suis abîmé dans la contemplation des eaux de la Seine. Était-ce vraiment la Seine qui avait changé et pas moi, plutôt ? Ni elle ni moi n’étions les mêmes. Peu m’importait la tergiversation, car, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. On ne foule jamais les mêmes pavés des mêmes venelles. J’ai condensé la didactique, l’éthique et l’esthétique de tous les livres qu’on dit sacrés dans une seule phrase d’Oscar Wilde : « Non, nul homme n’est assez riche pour acheter son passé. »
Comme Francis Carco, le grand poète de Paname, mort Quai de Béthune en contemplant la Seine, aurait aimé ces paroles…
Une ironie cruelle
Fawaz Hussain est assurément un grand écrivain. Lorsqu’il a déposé dans une enveloppe son premier roman à la réception des Éditions Gallimard, il n’imaginait pas que le jour suivant, Antoine Gallimard en personne, après avoir passé la nuit à dévorer son œuvre et – émerveillé par son talent – allait l’inviter à venir visiter sa vénérable maison, le présenter au comité de lecture, et surtout lui faire un chèque conséquent permettant d’acquérir un appartement spacieux et lumineux au sein du Ve arrondissement. Le rêve de tout écrivain… On se demande dès lors pourquoi Fawaz habite désormais dans le XXe arrondissement. A-t-il eu un revers de fortune ? Cette scène, aussi séduisante soit-elle, est empreinte d’une ironie socratique qui révèle tout le talent de l’auteur. Il la raconte à un entrepreneur kurde qui doit faire de menus travaux chez lui, et qui lui demande s’il : “est facile de publier un livre et si l’on pouvait en attendre du profit”. Il est amusant de voir combien le quidam idéalise le succès et la reconnaissance des écrivains. À la manière de Socrate feignant l’ignorance pour révéler la vérité, Fawaz Hussain utilise l’ironie pour mettre en lumière la dure réalité de sa condition d’écrivain. C’est une belle leçon d’humilité, et chaque aspirant à l’écriture devrait avoir en main Un été en vrac…
Ce petit ouvrage est un hommage à la capacité humaine de trouver la beauté dans les actes les plus simples de l’existence. Il est une invitation socratique à se connaître soi-même et grâce à sa sensibilité aiguë pour les détails du quotidien, Fawaz Hussain a l’art de transformer l’ordinaire en extraordinaire.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
Auteur de nombreux essai courronés par plusieurs prix littéraires, Jean-Jacques Bedu est le fondateur de "Mare Nostrum - Une Méditerranée autrement" et Président du Prix Mare Nostrum.
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