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Ceux qui connaissent l’œuvre d’Allan Kardec (1804-1869), dont la tombe est la plus visitée au cimetière du Père-Lachaise, sont familiers avec le concept du « Périsprit », néologisme issu de son œuvre maîtresse « Le Livre des Esprits » (1857). Le Périsprit de Valentine de Saint-Point, esprit errant dans le monde intermédiaire dans l’attente d’une prochaine métempsychose (je préfère ce terme à celui de « réincarnation » qui est un concept occidental moderne), serait-il venu à Fawzia Zouari, sous la forme de ces quelques feuillets tendus par un professeur de français à la faculté de Lettres de Tunis en 1976 ? Dans sa préface, l’auteur évoque une « coïncidence extraordinaire ». « Œuvre du hasard ou manœuvre du Destin, je me suis sentie désignée. C’est moi qui parlerai d’elle ». (p 11.) Au risque de passer pour un illuminé, et pour avoir vécu la même expérience avec Maurice Magre (1877-1941, lui aussi un théosophe et auquel j’ai consacré une biographie en 1999), j’illustrerai cette situation particulièrement troublante par la phrase d’Arthur Rimbaud : « Quand j’écris, ce n’est pas moi qui écris, je suis dicté ». Il ne fait aucun doute que Fawzia Zouari et Valentine de Saint-Point ont, entre elles, une véritable communion d’esprit. Un soufi dirait : « l’âme et l’esprit comme le vent d’un souffle ». L’auteur est habité du talent littéraire de son personnage hors du commun. Elle est « Valentine d’Arabie », cette mystérieuse nièce d’Alphonse de Lamartine auquel elle ressemble tant. Si elles s’étaient rencontrées, alors Fawzia et Valentine auraient reçu la même illumination que Rûmî face à Shams de Tabriz dans le bazar de Konya. Il en résulte cette biographie magnifique d’un personnage que l’on placerait volontiers dans l’ultime sphère du quatrième niveau de lecture du Coran. Elle est si profonde qu’on ne peut pas la mettre en mots, comme si elle était condamnée à rester indescriptible.

Et pourtant je vais me risquer à vous décrire en quelques phrases qui fut Valentine de Saint-Point. Je confesse qu’elle m’était inconnue, alors que tant de personnages qui gravitent autour d’elles me sont familiers. Grâce à Fawzia Zouari, au fil des pages, elle m’est devenue si intime que j’ai retrouvé en elle une Madame Bovary qui a fait ses premiers pas de jeune fille dans la tristesse d’une ville de province et qui, par un mystérieux enchaînement de causes et d’effets, se transforme en un « Rastignac en jupons ». En quelques années, au gré de son mariage raté et de ses liaisons à l’époque scandaleuses, elle devient un concentré de Colette, de Marie de Régnier, de Rachilde, de Renée Vivien, d’Isadora Duncan, de Liane de Pougy, d’Helena Petrovna Blavatsky, de Mata Hari, de Lou Andreas-Salomé, de Lady Stanhope, avec la magnificence et les frasques d’un Sâr Péladan, le seul homme digne de figurer dans cette liste, car elle est aussi extravagante et immorale que l’auteur de « L’Androgyne » (1891). Elle est la « Béatrice de Dante », chantre d’une « Divine Comédie », poétesse indépendante, provocante, génie, égérie et amante de Willy Mucha et d’Auguste Rodin, qui va la mener des intrigues des Salons littéraires à ceux de la politique, jusqu’à l’avant-garde futuriste en signant « La Femme futuriste » (1912), et le « Manifeste de la luxure » (1913). Nietzschéenne, elle se dit « Sur-Femme ». À cette époque aucun homme ne peut lui résister. Nymphomane et parfois saphique, adepte de tous les raffinements érotiques, elle domine. Heureusement pour la luxurieuse Valentine de Saint-Point, elle n’a jamais croisé le regard de Gurdjieff ou le sadique et répugnant Aleister Crowley… Et pourtant, ce sont dans les cercles spirites et « ésotériques » que Valentine de Saint-Point va se perdre. Comment un esprit aussi intelligent a-t-il pu adhérer aux billevesées de la seule femme de l’Histoire à avoir créé une religion : Helena Petrovna Blavatsky et sa Société théosophique ? Car là est sa faiblesse. Elle est à la fois passionnée, idéaliste et elle s’imagine missionnée. C’est l’époque où l’on croit en la grande fraternité universelle, aux grands maîtres, aux Supérieurs Inconnus qui, en secret, président aux destinées spirituelles du monde, à la synarchie de Saint-Yves d’Alveydre de laquelle, je pense, elle n’a pas perçu le concept originel, trop aveuglé par le « Théosophisme, pseudo-religion » selon l’expression de René Guénon. C’est l’époque où tous les regards se tournent vers l’Orient. Un Orient qui est celui de son arrière-grand-oncle, et qu’elle ne va tarder à rejoindre en esprit…

Cette biographie de Fawzia Zouari se lit comme un roman. Impossible de lâcher l’ouvrage, tant la grande Valentine de Saint-Point persiste à nous réserver des surprises. Un personnage multiforme, auquel il faudrait également attribuer l’invention de « L’Union pour la Méditerranée » et de nous avoir mis en garde contre « le choc des civilisations ». La seconde, et dernière partie de l’existence de la luxurieuse héroïne est tout aussi passionnante. Un destin à la Liane de Pougy, grande courtisane « croqueuse de diamants » et qui finira son existence dans une fraternité laïque sous le nom d’Anne-Marie-Madeline de la Pénitence, doublée de celle de la « Belle Otero », sa grande rivale, qui, de son côté, mourra dans la misère. Mais il reste encore de belles années, de fabuleuses rencontres – en particulier celle avec René Guénon – dans cet Orient idéalisé où : « L’Islam la guette avec ses prunelles d’or ». L’expression est de Frithjof Schuon qui l’initiera plus tard dans la voie soufie. Elle se convertit à l’Islam sous le nom de Rawhiya Nour-el-Dine (Zélatrice de la lumière divine), se consacre à la médiation et aux médecines traditionnelles, puis se trouve mêlée à des intrigues politiques qui la font passer pour une espionne ; une Trebitsch Lincoln en jupons, victime d’incroyables retournements diplomatiques. Durant cette période, d’amazone, elle devient aventurière. Elle fait montre d’une extraordinaire acuité, et surtout d’un évident prophétisme sur le sort des nations arabes et des futures relations Orient – Occident dans une période qui voit naître en Égypte les « Frères musulmans ». En définitive, c’est un destin à la Helena Petrovna Blavatsky. Peut-être fit-elle partie de la même chaîne initiatique ? Heureusement, René Guénon, le grand messager de la « Tradition primordiale », qu’elle assistera dans les derniers instants, va la briser pour la ramener sur le chemin de l’Unicité de Dieu. Théosophisme et Islam sont incompatibles.

En refermant cette biographie remarquable, on a le sentiment que l’énigme reste entière sur « la nièce oubliée de Lamartine », morte en 1953 dans le dénuement le plus total, inhumée selon la tradition musulmane, et dont l’emplacement de la sépulture est inconnu. En Égypte, où l’auteur a mené l’enquête, le sujet demeure sensible, et il resteraient, soigneusement cachés, des manuscrits inédits. En sus, l’ouvrage de Fawzia Zouari suscite deux désirs. Le premier : de se procurer chez des bouquinistes l’œuvre de son héroïne. Le second, d’en savoir un peu plus sur ce personnage tout aussi intrigant – aussi mystérieux qu’Otto Rhan – et qui a œuvré durant de nombreuses années dans l’ombre de Valentine de Saint-Point : Vivian du Mas. Avec Fawzia Zouari, les chercheurs et les passionnés de cette thématique seront comblés.

Éliane BEDU
contact@marenostrum.pm

Zouari, Fawzia, « Valentine d’Arabie : la nièce oubliée de Lamartine », Rocher, « Biographie », 18/11/2020, 1 vol. (388 p.), 21,50 €.

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