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Vassili Golovanov, Le livre de la Caspienne Volume 1, Azerbaïdjan, traduit du russe par Catherine Perrel, Verdier, 14/09/2023, 1 vol. (248 p.), 24€.

Comme Sylvain Tesson, Vassili Golovanov est un écrivain voyageur, qui explore les confins de l’ex-empire soviétique. En témoignent ses livres, aux titres poétiques : Éloge des voyages insensés, Espace et labyrinthes, dans lesquels le périple s’apparente à une quête personnelle. Dans son dernier opus traduit en français, toujours publié aux Éditions Verdier, il s’attache à explorer les régions qui bordent la Caspienne. En exergue, deux citations viennent orienter notre parcours de lecteurs, l’une de Jim Morrison, l’autre du philosophe soufi Bayazîd Bastâmî.

L’attrait d’un ailleurs

Chaque voyage obéit à un désir de changement, une rupture dans les habitudes de l’écrivain. Les précédents répondaient au désir de s’évader du « cauchemar de la réalité », de se ressourcer, ou de faire ressurgir l’élan poétique, aux antipodes d’un monde devenu trop familier pour lui. Dans Le livre de la Caspienne, l’auteur cède pour la première fois à la “volonté de regarder la réalité en face”, mais aussi “d’entrer dans le monde sans illusions”, afin de “comprendre ce qui se passe vraiment” construisant son propre jugement, sans savoir, tel le héros des contes russes, ce qu’il rapportera de sa quête. Au bout du voyage intervient toujours l’écriture, semblable à la transmutation des métaux, comme le laisse pressentir la métaphore “je me suis décidé à tenter la transformation alchimique de l’espace en mots”.
Après son refuge de la mer de Barents, repère stable dans un univers sans cesse en mutation, ou ses expériences des voyages antérieurs, qui l’ont profondément marqué, Vassili Golovanov espère trouver, derrière la banalisation et l’uniformisation opérées par la mondialisation, l’étrangeté du monde, comme au moment de sa découverte du delta de la Volga, plein de sensations visuelles et sonores : “des jungles qu’on ne peut pénétrer qu’en bateau sur des bras d’eau étouffants ou des chenaux pleins de vase”… “le pays infini des oiseaux éparpillé sur de petits îlots de terre sèche noyés dans la végétation.” Il résume ses impressions d’un paysage qu’il féminise : “Soleil, chaleur : fleurs roses de lotus en bouton ressemblant à des seins de jeunes filles et troncs de saules séculaires brisés, sommeillant au grand jour et exhibant leurs nids de guêpes desséchés.”
L’écrivain affectionne particulièrement les déserts, où gisent les vestiges de civilisations oubliées, les espaces vierges et sauvages, rémanences de cultures qui ont nourri son imaginaire.

Des livres et des migrants : la construction d’un projet

Le choix précis de la décision d’un auteur obéit à un ensemble de facteurs variés. L’éclatement de l’URSS avait d’abord conduit Vassili Golovanov à dévorer bon nombre d’ouvrages sur L’Asie centrale. Les destinées d’Avicenne ou du petit-fils de Tamerlan, vues à travers un prisme poétique, à la manière des univers borgésiens, avaient exercé sur lui une fascination particulière. La Caspienne constituait pour l’auteur un vaste ensemble, culturel et géographique, englobant Boukhara, Hérat, l’Inde, le Caucase, la Mésopotamie et la Khazarie, les liens commerciaux et culturels excédant la contemporanéité du récit.
L’élaboration de son projet s’est articulée autour de “trois mondes différents : la Russie, la Kalmoukie bouddhiste et le monde islamique“, en relation avec la Caspienne, qui permettraient de faire dialoguer les cultures, les religions, les espaces. Un premier voyage, décevant parce que trop court, n’avait pas éteint son désir. Plus récemment, ce sont des rencontres fugitives avec des migrants, des années 1990 à nos jours, qui l’ont marqué. Leur condition, dans les “décombres de l’histoire de l’État russe”, l’a interpellé, lui donnant à réfléchir, tandis que les bagarres ethniques, notamment à Moscou, le poussaient au questionnement.

La véritable tragédie, c’est que bien que nous nous trouvions tous dans une même ville, nous continuons à vivre dans des mondes parallèles, sans même nous adresser la parole. La communication se limite à zéro.

Des rencontres plus ou moins mystérieuses

Tout au long de son récit, l’écrivain brosse des portraits étonnants ou attachants. Il y a d’abord le visage de cette inconnue, qui semble le hanter dans les villes qu’il visite, apparaissant et disparaissant tour à tour, séduisante et anonyme. Il y a Emil, le guide, Azar, le chauffeur, qui se révèle dans sa complexité, et partage avec lui l’aventure vécue dans le Qobustan, en particulier la manière dont il affronte avec une pierre un chien réputé sanguinaire, épisode sur lequel s’attarde volontiers l’auteur. Ancien homme d’affaires, Azar, menacé par une violente milice locale, a dû tout abandonner pour fuir en Allemagne. On croise aussi Fikret-muallim, directeur du musée des antiquités d’Abseron, partageant avec l’auteur son érudition. On y découvre aussi quelques politiques locaux.
D’autres rencontres plus intimes se font avec les figures tutélaires, sur les traces desquels il se rend, comme Turab, Tagiyev ou le bienheureux Hassan, ou des voyageurs comme S.G. Gmelin, évoquant un siècle plus tôt les champs d’Abseron, dont la terre mêlée au pétrole brûlait sans cesse d’un feu jaune-bleuâtre. Il croise au passage une trace laissée par Livius Maximus, commandant de la centurie d’une légion de Domitien.

Des pétroglyphes et du pétrole

La musicalité des noms qui jalonnent l’itinéraire, noms de lieux, Içarisahar, noms de personnes, Haci Zenalabdin Tagiyev, fragments de langues orientales, comme ce “Tutono ! Tutono ! Attrape-le ! Attrape-le !” proféré en azéri, le mot kabab, variante ici de kebab, ou ces termes insérés dans une description : “Le serveur le connaissait, il apporta sur-le-champ du lavas et du thé dans de jolis petits verres à facettes dits armudu.” Le récit mêle histoire, analyse géopolitique, histoire de l’art. La présence du pétrole contribue à modeler le paysage, qui se décline par une abondance de :

Rails rouillés, à nouveau un troupeau de derricks dans la mer et, pour finir, le terminal pétrolier de Sangaçal : une véritable ville de tuyaux gigantesques au fer-blanc neuf étincelant, entourée de palissades, de miradors et de barbelés. C’est là que commence le pipeline qui va jusqu’à Batoumi, sur les bords de la mer Noire, où des tankers chargent le pétrole sans discontinuer.

Contrastant avec cette modernité agressive et les désastres écologiques qu’elle engendre, le site de Qobustan, un des objets de son voyage, avec des paysages intacts, semble repousser dans le néant le décor précédent. “Comme si tout ce que je venais de raconter n’existait pas”, précise l’auteur. Un paysage minéral remarquable, tant par sa beauté que la présence de roches gravées, dont certains motifs sont reproduits près du titre de chaque chapitre. La vision semble abolir le passage du temps, comme le manifeste chaque détail des pétroglyphes, mais aussi l’impression qu’a l’auteur, mû par une pensée tant poétique que magique, d’assister à la création du monde.

Un vent d’éternité me traversa. C’était impressionnant. Les contours gravés par l’artiste ou le mage antique étaient parfaits… L’ocre rouge frotté dans la pierre il y a de cela vingt-cinq mille ans n’était même pas décoloré.

Magnifiquement écrit et documenté, Le livre de la Caspienne ne constitue pas seulement un chemin spirituel, comme le précise l’auteur, mais la traversée des divers pays bordant la mer éponyme, et celle de siècles d’histoire et de civilisations. Le regard de l’écrivain touche par son humanité, son acuité lucide et sa vision poétique.
Un récit magistral, au souffle puissant. Une Odyssée qui entraîne le lecteur à sa suite, au long des pages, si bien qu’on a du mal à refermer le livre.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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