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Jean-Noël Jeanneney & Maurice Sartre, Vers un pays lointain : dialogues sur l’Antiquité, Flammarion / France-Culture, 04/10/2023, 1 vol. (475 p.), 25€.

En regroupant dix-huit épisodes de l’émission Concordance des temps diffusée hebdomadairement sur France Culture depuis 1999, Vers un pays lointain. Dialogues sur l’Antiquité nous invite à convoquer les sociétés grecques et romaines anciennes en appui à la compréhension de nos sociétés contemporaines.
Sans perdre de vue qu’entre ces deux périodes de l’histoire de l’humanité et de la terre il n’existe bien sûr jamais de « similitudes intégrales », Jean-Noël Jeanneney (universitaire, animateur de Concordance des temps) et Maurice Sartre (Professeur des Universités en histoire ancienne) soutiennent qu’il convient d’être attentif « aux échos, aux proximités, aux rebonds » qui les relient.
Plutôt que de présenter le contenu de chacune des parties de l’ouvrage – Politique, Société et Culture –, il nous a semblé plus intéressant de retenir trois des thématiques abordées – la forme de la démocratie, la question du racisme et la place des femmes – actuellement très débattues et documentant particulièrement bien la dialectique du même et du différent, que les auteurs s’attachent à identifier dans ses manifestations et à interroger dans ses enjeux.

La forme de la démocratie

Les démocraties antiques et celles d’aujourd’hui sont très différentes. Ce qui les distingue s’appréhende notamment au regard de l’égalité, Alors que dans nos sociétés contemporaines la démocratie stipule l’égalité de tous les humains, chez les Grecs et Romains anciens, elle prônait l’égalité des citoyens, dotés plus ou moins de droits et pouvoirs en fonction de leur position dans l’organigramme de la cité.
L’Antiquité ne pensait pas en termes d’humanisme : tous les humains n’étaient pas égaux puisque les esclaves, notamment, étaient exclus de la citoyenneté. Toutefois, bien que structurellement et formellement très discriminante, la distinction esclaves / citoyens ne déniait pas aux seconds leur qualité d’êtres humains puisqu’il leur était conditionnellement possible de sortir de l’esclavage.
À Athènes, l’égalité posait que la loi était placée sous la protection directe de chaque citoyen. En retour, celui-ci devait s’impliquer effectivement dans la vie de la cité, à la différence de ce qui, à présent, se produit dans les démocraties représentatives. Cette « citoyenneté en acte » a notamment été précisée par Thucydide (né vers 460 / mort entre 400 et 395) qui notait qu’ »à Athènes nous ne considérons pas un citoyen qui ne s’occupe pas de politique comme un citoyen tranquille mais comme un citoyen inutile ».
Il faut retenir que la démocratie directe basée sur la citoyenneté en acte d’hommes libres a démarré dans des cités antiques de petite taille ; elle a pris forme dans « des sociétés de face-à-face, où tout le monde se connaissait : on naissait, on grandissait, on devenait adulte sous l’œil de ses voisins ». Ainsi, Vers un pays lointain. Dialogues sur l’Antiquité amène à se demander ce qu’exigeraient l’établissement effectif et le bon fonctionnement de la démocratie directe dans nos vastes sociétés d’aujourd’hui – non moins hiérarchisés mais différemment de celles de l’antiquité – travaillées / retravaillées en continu par des mobilités, des innovations et de sollicitations de divers ordres ?

La question du racisme

Si les Anciens ne déniaient leur humanité à personne, cela ne les empêchaient pas de définir des critères pour différencier les peuples et les hiérarchiser. En attribuant à un peuple tout entier les mêmes qualités et défauts, ils ont jeté les bases d’une pensée xénophobe. Pour en rendre compte l’historien Benjamin Isaac utilise pertinemment l’expression « proto-racisme ».
La différenciation / hiérarchisation des peuples propre à l’Antiquité était de type « environnementaliste ». Ils étaient distingués à partir de l’idée suivant laquelle la localisation géographique et son climat déterminaient leurs caractéristiques physiques, morales et politiques ; celles-ci étant plus ou moins valorisantes. Un traité attribué – probablement indûment – à Hippocrate (460-377) et intitulé Des airs, des eaux et des lieux explique pourquoi les Asiatiques, bien que « beaux à regarder » sont inférieurs aux Européens : « ils vivent dans un pays où le climat est favorable, où tout pousse en abondance ; n’ayant donc pas à se fatiguer pour subsister, ils sont paresseux ». Leur paresse empêchant l’esprit d’initiative, ils se laisseraient facilement dominer. L’auteur du traité en déduit que les Asiatiques seraient faits pour être esclaves ; cela d’autant plus que leurs régimes monarchiques les y prédisposeraient…
Tout spécialement à Athènes, la classification de type environnementaliste se doublait de l’idée de la pureté nourrie par « le mythe national selon lequel les Athéniens étaient tous sortis du sol même de l’Attique ». Au regard de ce mythe puissant, d‘une manière générale, « les anciens soutenaient à l’écrit que les peuples étaient supérieurs aux autres lorsqu’ils n’étaient pas mélangés. » Mais, dans la réalité, les sociétés antiques ont connu au moins autant de mouvements de populations propices à des mélanges que les sociétés actuelles.
Enfin, non sans résonances, avec les débats sur les migrations de ce début de XXIe siècle, retenons que, dans son traité de 380 avant notre ère, Hippocrate – ici « intégrateur » – soulignait : « nous ne considérons pas comme grec celui qui est né grec mais celui qui partage la même éducation que nous ». De même, hégémonique, l’empereur Caracalla (188-217) établissait en 212 l’égalité juridique entre tous les habitants libres de l’Empire romain, quelle qu’ait été leur origine ethnique.

La place des femmes

Dans l’Antiquité grecque et romaine, les femmes étaient exclues des droits politiques attachés à la citoyenneté. Mais, puisque « sans femmes, pas de citoyens », à Athènes, à partir de 450 avant notre ère, les épouses de citoyens, en plus de mettre au monde des enfants, sont reconnues comme mettant au monde des citoyens. Elles transmettaient donc la citoyenneté qu’elles ne possédaient pas.
Ce que nous savons sur les femmes ayant alors accédé au pouvoir a été exclusivement mis en mots par des hommes. Ainsi, selon Aristophane (450-385), celles qui « aiment le pouvoir ont une cruauté sans bornes et une avidité sans limites ». Plus tard, Cléopâtre, archétype de la femme de pouvoir, est décrite comme porteuse de trois tares : le sexe, l’argent et la cruauté. Il fallait prouver qu’elle vivait dans l’excès et la démesure.
Trois siècles après Cléopâtre et alors qu’elle aspirait à être à la tête de l’Empire romain, Zénobie a été exceptionnellement appréciée pour ses vertus masculines. Notamment, qualité expressément requise du citoyen de marque, son éloquence était louée et lui conférait du crédit. Mais comme Cléopâtre et, avant celle-ci, Bérénice III et Bérénice IV, Zénobie ne pouvait exercer seule le pouvoir ; elle fut contrainte « à trouver un mâle pour régner à ses côtés, même si elle conservait la réalité du pouvoir ».
Comme c’est toujours le cas aujourd’hui, être une femme s’impliquant dans le gouvernement de la cité n’allait pas de soi. En revanche, les athéniennes riches avaient la possibilité d’être évergètes et ainsi de financer, « en donnant plus que ce qui est obligatoire », les institutions et la vie sociale. Elle pouvait donc prendre part à la rivalité très valorisée entre les riches tout en contribuant à la gestion de la cité et, aussi, au maintien de l’ordre, les évergésies ou dons volontaires étant en fait souvent exigés par les autorités pour contenir les pressions revendicatives du peuple.

Vers un pays lointain. Dialogues sur l’Antiquité, entre autres apports, fait ressortir combien l’effort de classification et d’analyse de ce qui fait le monde, entrepris par les savants scripteurs de l’époque, a jeté les bases de la pensée scientifique tout en étant arrimé à des enjeux de pouvoir, au risque d’interprétations intéressées, généralement erronées. Or, il ressort que, renouvelé dans ses formes et modalités, cet arrimage de la connaissance aux enjeux de pouvoir à l’œuvre dans le réel est toujours opérant.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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